6P Designs.Adapted by Rozam

   
 
  27. Epilogue
 





Epilogue


Le ciel n’a aucune éducation.
Est-ce trop lui demander de manifester parfois un tant soit peu de solidarité envers nos humeurs humaines ?
De déchaîner les éléments quand les cœurs sont ravagés de détresse, de désespoir ? Déclanchant sauvages bourrasques, pluies glacées, vents impétueux emportant tout sur leur passage pour au moins se mettre au diapason de nos malheurs.
Mais non.
Le ciel n’en fait qu’à sa tête, comme toujours.
Sans s’occuper le moins du monde des hommes, prenant même un malin plaisir à faire exactement le contraire de ce qu’on attend de lui.
Car cette très jeune matinée de Mars ne fut pas ce qu’elle aurait dû être, puisqu’un radieux et froid soleil inondait de gaîté le port d’embarcation de Calais, ses rayons espiègles jouant à de folles parties de cache-cache parmi les mâts de misaine aux voiles encore sagement pliées. La populace, qui se pressait pour embarquer sur la « Valeureuse » splendide trois-mâts en partance pour Londres, n’avait pourtant aucune envie de se plaindre de la clémence du temps propice à une traversée sans encombre.
Mais deux personnes le trouvèrent bel et bien indécent ce soleil taquin, intolérable d’allégresse alors qu’eux-mêmes n’étaient que ruine.
 
Deux jeunes hommes, deux anonymes murés dans leur douleur au point de ne remarquer aucun de ceux qui les entouraient.
Eux par contre attiraient tous les regards, tant la singularité de leur allure provoquait d’intérêt : l’un était face à la mer sans paraître rien en voir, d’un œil que l’on devinait tout aussi bleu et indomptable que l’océan lui-même. Ses longs cheveux blonds froissés par la légère brise marine lui donnaient un aspect un peu féminin, de même que la finesse angélique de ses traits contrastant avec ceux on ne peut plus virils de son compagnon.
Lui par contre, enveloppé de noir, tournait résolument le dos à l’horizon que contemplait cet ange androgyne. C’était cela qui frappait surtout. Côte à côte, épaule contre épaule, presque à se toucher ils semblaient être les faces d’une même entité, la part de lumière et d’ombre que chacun recèle ; uni par une tristesse égale …
 
Le Comte de Fersen tourna légèrement son visage, laissa sourdre la clarté de son regard sous le rebord de son couvre-chef pour détailler le fin profil. Il essaya de sourire, se douta de n’offrir qu’un rictus crispé.
_ « Voilà, il me semble que nous y sommes n’est-ce pas…l’heure des adieux est enfin arrivée. »
Elle opina d’un mouvement sec, ses mâchoires se contractant par petits mouvements rapides. Elle tâchait de maîtriser ses larmes il le voyait clairement, et pour l’y aider feignit une élégante désinvolture.
_ « Eh bien…est-ce drôle tout de même, aurions-nous seulement songé à cela ? Imaginer que de tels sentiments naîtraient entre le Capitaine de la Garde et l’odieux espion rencontré au Bal de l’Opéra… Nous qui ne rêvions que de nous entre-tuer dès le premier regard, tu te souviens ? »
Oscar baissa la tête, esquissa un rictus elle aussi.
_ « Oui…tu étais tout ce que je détestais, ai-je immédiatement pensé. » dit-elle doucement. « Arrogant, prétentieux, autoritaire…je crois ne t’avoir épargné aucun défaut ! Mais… à présent je peux bien te l’avouer: même si je ne voulais l’admettre je t’ai aussitôt trouvé follement séduisant. Et cela m’a fait peur, de sentir mon cœur battre un peu plus vite à chaque fois que tu me regardais… »
Les yeux gris s’attachèrent au vol paresseux de quelques mouettes virevoltant au-dessus de modestes embarcations de pêcheurs.
_ « Moi aussi. Ce qui pour moi fut une constatation encore plus terrible : être attiré par un garçon …un garçon redoutablement viril qui plus est. Je crois me rappeler un certain soir où il exposa devant moi le pantalon le mieux garni de tous les temps ! Ingrid t’aurait sauté dessus sans attendre si elle avait vu ça...enfin avec toute la rapidité que lui aurait permis sa jambe de bois bien entendu. »
 
Il la vit se détendre et réussir à accentuer son pauvre sourire.
_ « Je savais bien que je n’aurai jamais dû tomber amoureuse de toi : tu n’es qu’un infâme séducteur, abandonnant une conquête dans chaque ville. »
_ « Juste une ? Mais des dizaines voyons, ne serait-ce que pour pouvoir manger gratuitement quand je retourne dans les auberges où j’ai séduit la patronne… »
Elle eut un petit rire, très proche du sanglot.
_ « Alors je suis heureuse que tu t’en ailles, car pour ma part je ne tiens plus à me faire casser la figure par leurs maris à cause de toi ! »
Pour la première fois elle éleva son regard vers lui et ils se dévorèrent tous deux, en silence, sans oser faire le moindre geste de peur que n’éclatent leurs baisers.
 
Un piaillement rieur survint à cet instant, les distrayant d’eux-mêmes. Une nuée de petites pensionnaires sorties de quelque couvent les dépassa, pouffant et chuchotant à leur vue au grand dam des religieuses commis à leur surveillance, tout ce petit monde aussi rouge que des fraises des bois de songer qu’il y avait décidément de biens beaux hommes au-delà des murs du cloître…
Fersen laissa les œillades les dépasser puis fit lentement face aux yeux d’écume scintillante, étreignit une des épaules qu’il sentit trembler malgré l’épaisseur de la houppelande.
_ « Prend soin de toi Oscar, fais attention. Je ne parle pas à la légère tu sais. »
Elle fronça des sourcils interrogateurs, oublia un instant sa détresse.
_ « Tu veux parler du Duc d’Orléans, c’est ça ? »
Il acquiesça.
_ « Même si Maupeou est désormais gardé au secret à la Bastille, le Palais-Royal reste le cœur empoisonné d’où partiront les flèches propres à corrompre et abattre définitivement la monarchie. Les Illuminatis ne s’en tiendront pas là sais-tu, même si leur influence est momentanément émoussée. Alors prend garde, et redouble de vigilance quand à la protection de la Dauphine et du futur Roi. Surveille surtout ceux qui les entourent et les conseillent. »
_ « Mais pourquoi me dis-tu cela, un nouveau complot serait-il à craindre ? »
_ « Je ne saurais le dire… » reconnut le Comte. « Tout ce que je sais c’est que Philippe d’Orléans la veut, sa Révolution Française comme il l’appelle. Le Chaos final...renverser le pouvoir en place, coûte que coûte. Oh, par pour le peuple comme il le prétend ; mais pour s’autoproclamer ami du peuple et par là même le guider vers une liberté fantoche. Il s’est déjà rallié la bourgeoisie de province, quelques intellectuels, des étudiants. Il veut la tête de ceux qui vous dirigent Oscar, mais le fera d’une manière subtile, perverse : à travers pamphlets et scandales. Toi-même ne sera pas à l’abri de sa vindicte je le crains, et c’est également pour cette raison que je m’en vais… »
 
Immédiatement les yeux d’océan vibrèrent de souffrance, trop fiers pour le supplier de rester mais lui criant tout de même en silence : pourquoi ?
Le cœur lourd, il laissa doucement remonter sa main pour venir effleurer le lobe de son oreille, la toute petite parcelle de peau que laissait entrevoir le haut col de son vêtement. Il sourit, alors qu’intérieurement montait un cri sauvage en pensant qu’il ne toucherait sans doute jamais plus tant de douceur.
_ « Que dirait-on à la Cour, si l’on savait que le fringant Capitaine de Jarjayes avait un amant ? Un Comte étranger en plus, soupçonné d’intelligence avec l’ennemi ! Malgré tous mes appuis occultes je ne pourrais t’éviter le déshonneur et la cour martiale, la guillotine… » Son clair regard la caressa. « Comment pourrais-je supporter pareil gâchis dis-moi, de voir abîmer un aussi joli cou ? »
Elle baissa la tête, pour qu’il ne voit pas ses larmes la submerger. Car il savait bien à quoi elle pensait : à ces quelques jours de répit que le destin leur avait accordé, aux quatre nuits d’amour qui séparaient Calais de la Prusse, nuits dont ils avaient savouré chaque seconde. Il poursuivit, luttant pour que sa voix ne s’éraille et garder intacte sa désinvolture, la soutenir par son humour.
_ « Et puis on m’attend à Londres, ne l’oublie pas…Après l’échec du traité de Sarrebruck, la Grande Catherine veut que les relations diplomatiques reprennent sans attendre entre la Russie et la France concernant le partage de l’Autriche. Mais je te promets une chose : je vais avoir du mal mais je ne chercherai pas à séduire la Tsarine et ne ferai aucun commentaire sur son décolleté, tu en as ma parole… »
 
La cloche de départ déchira le quai de son impérieux appel, incitant les retardataires à se presser vers le pont d’embarquement. Bon nombre déjà s’appuyait au bastingage, faisait des signes plus ou moins joyeux à ceux qui restaient à terre. Le Comte les couva d’un œil noir ces fâcheux, qui hurlait de manière grotesque comme une meute de singes excités. Une voix douce le tira de sa colère.
_ « Alors adieu Comte Hans-Axel de Fersen, ce fut une joie et un immense honneur de travailler à vos côtés… »
 
Le visage toujours baissé elle lui tendait la main pour une poigne solide, comme il se devait de l’être quand deux hommes se séparent en public. Il devina que son menton discrètement volontaire tremblait sous le sanglot contenu, qu’elle mobilisait ses dernières forces pour paraître digne et virile aux yeux du monde.
Il se saisit des doigts délicats.
_ « Adieu mon amour… »
Incapable de pouvoir en endurer davantage elle se détourna, voulut cacher son désespoir sans attendre.
Il ne le supporta pas. Pas comme ça…
Indifférent à ces centaines de pairs d’yeux rivés sur eux, et peut-être même pour les défier en quelque sorte, il referma sa main sur celle qui s’échappait, la tira brutalement à lui, bouscula tendrement ce jeune corps pour l’enlacer, pour chercher une dernière fois cette bouche qu’il emprisonna fougueusement. Aussitôt elle s’agrippa à lui comme si elle n’avait attendu que cela, désespérée, noua ses bras à son cou à lui faire mal en répondant passionnément à cet ultime baiser noyé de larmes.
Sourd lui comme elle au concert de sifflets et de cris scandalisés que fit naître ce geste impulsif, imprévu, s’imaginant seuls au monde pour quelques secondes, inondés d’un soleil cruel de gaîté.
 
C’est lui qui choisit de fuir cette fois.
Il la lâcha tout aussi soudainement, se détourna pour courir vers le pont sans plus un regard sur cet amour impossible, le navire absorbant la sombre silhouette en un instant.
Oscar ne releva pas son visage, sachant qu’il ne paraîtrait pas sur le pont.
Tandis que les voiles se dressaient, commencèrent à claquer sauvagement sous la brise maritime, la jeune fille se contenta de fixer sa paume ouverte où brillait faiblement un objet étrange : une petite croix en or, la Croix de Malte, symbole des Templiers qu’il lui avait glissé à l’instant.
Seule preuve tangible du lien qui les unirait jamais.
 
Elle ferma son poing avec rage.
 
 
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Le chemin du retour fut extrêmement pénible.
Oscar n’aurait su dire pourquoi mais une sorte de dégoût la saisit à l’idée même de revenir dans ce qu’elle nomma « sa vie passée ».
Cela faisait près de deux mois qu’elle était partie et tout lui semblait curieusement différent, inconfortable.
Pourtant, lorsqu’un voyageur rentre ainsi d’un long périple il est plus familier qu’il en éprouve une sorte d’allégresse, une intense satisfaction de retrouver les siens.
Elle n’éprouva rien de cela, au contraire son malaise ne fit que s’accentuer alors que se dévidaient les jours la rapprochant de Paris. Se surprit même à ralentir l’inéluctable, laissa une semaine puis deux filer allègrement.
La jeune fille arriva au domaine des Jarjayes un soir pluvieux, les éléments cette fois parfaitement adéquats à son humeur. Elle avait raison ; tout avait bel et bien changé et… mais non bien sûr, c’était elle qui n’était plus la même voilà tout.
 
Pour preuve les regards d’André et de Grand-Mère qui l’accueillirent, mélange de joie et d’une chose plus subtile qu’elle interpréta comme être une sorte de stupeur.
_ « Tu vas bien ma chérie ? » attaqua aussitôt la vieille dame.
_ « Mais…oui. Pourquoi cette question ! »
_ « Je ne sais pas, tu as l’air si…. »
Oscar ne sut jamais de quoi elle avait l’air, le reste de la phrase se perdit dans l’escalier. Grand-Mère et sa manie de faire dix choses à la fois ! Elle devina vaguement le mot « bain » braillé de là-haut et comprit qu’elle aurait bientôt la joie de se glisser dans l’eau fumante après les affres de la pluie glacée.
André quand à lui continua de l’observer tout en l’aidant à défaire couvre-chef et manteau.
_ « Eh bien, mais qui y’a-t-il ? Pourquoi me regardez-vous de cette façon, suis-je donc si horrible ? » finit-elle par s’exclamer.
Le jeune homme ne répondit pas tout de suite, puis secoua lentement la tête.
_ « Non…mais tu as l’air…si… »
Oscar leva les yeux au ciel.
_ « Je t’en prie, tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ! Je suis quoi, bon sang ! »
_ « Tu sembles avoir changé… »
 
La jeune fille ouvrit la bouche mais se tut. A quoi bon leur dire à tous : « vous ne savez même pas à quel point ! ». Le comprendraient-ils ? Certes oui elle se sentait différente, mais fut tout de même étonnée que cela fut si visible…Elle se demandait d’ailleurs si c’était en positif tant les coups d’œil de son compagnon d’armes et ceux de la vieille dame, revenue un moment plus tard, lui semblèrent curieusement inquisiteurs. La jeune fille allait monter quand elle se ravisa après quelques marches, revenant sous le coup d’une impulsion subite.
Elle aussi considéra André et Grand-Mère un instant, côte à côte au pied de l’escalier, un lent sourire s’esquissant sur ses lèvres.
_ « Merci de vous faire du souci pour moi… » murmura t-elle, avant de plaquer un baiser sonore sur la joue ridée…puis sur celle du jeune homme, aussitôt rouge comme une pivoine.
_ « Elle n’est vraiment pas dans son état normal. » affirma ce dernier quand elle eut disparu à l’étage.
 
En pénétrant dans ses appartements, Oscar perçut plus violemment encore le fait de se sentir déracinée parmi ce décors. Chaque objet était à sa parfaite place, exactement tels qu’elle les avait laissés. Exactement comme si elle était partie le matin même pour Versailles assumer sa charge…
De manière irrationnelle elle eut envie de hurler, se crut prisonnière d’un tombeau dans cette chambre close.
Elle se précipita vers la bassine de porcelaine, y versa de l’eau pour inonder son visage. Et comprit, enfin.
Relevant la tête elle resta de longues secondes à regarder les gouttes glisser le long de ses joues, de son front ; détailla l’inconnue que lui renvoyait la glace.
Ainsi c’était vrai, elle avait donc changé, physiquement… Oh pas de manière spectaculaire mais par petites touches, insidieuses. Comme une douceur, nouvelle, voilant l’éclat hier implacable de ses yeux, puis une sorte…oui une sorte de volupté redessinant ses lèvres…
Oscar ferma son poing à le blanchir, déroba son reflet à elle-même quand sa mémoire éveilla ses sens : sa peau nue réchauffée de baisers…une bouche lui offrant des raffinements de plaisir sans cesse renouvelés…de longues mains, belles et chaudes, délicieusement nerveuses et habiles à faire monter les merveilles d’une jouissance intime…
_ « Hans… » gémit la jeune fille.
 
 
Le lendemain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne (dixit mon ancêtre le Grand Toto), Oscar se rua à Versailles comme un chien fou.
Une nuit d’insomnie n’est pas pour améliorer une humeur déjà massacrante, aussi la Cour vacilla une brève seconde d’effroi quand l’intrépide Capitaine Oscar de Jarjayes déboula dans la Grande Galerie, semblant prêt à pulvériser du courtisan pour on ne savait trop quelle raison.
Comme Oscar ne le savait pas non plus, tous eurent au moins ce point commun à défaut de se comprendre. Mais bientôt l’agacement gagna chacune des personnes présentes de manière assez inexplicable, et avant de rejoindre les appartements de la Dauphine le jeune Capitaine s’était déjà mis à dos une bonne partie des jeunes élégantes, habituellement si prompte à le poursuivre de leurs assiduités.
Jusqu’à la fragile Marquise de Sancy, qui venait de s’effondrer en larmes lorsqu’elle se vit traiter sans ménagement de « tube digestif endimanché », ce que ses compagnes pleines de sollicitudes s’empressèrent de traduire par un « grosse truie aux rideaux de velours », surnom qui poursuivit la pauvresse de longs mois.
La future Reine aurait-elle fait les frais elle aussi d’un traitement verbal aussi doux ?
Nul ne le sut jamais.
Un laquais dévia la fureur de la blonde militaire, non grâce à son tube digestif cependant mais par un simple pli avertissant que le Roi attendait le Capitaine dès qu’il se présenterait au Palais. 
Mâchant une gracieuseté ce dernier s’exécuta, le chemin pour rejoindre le bureau du Roi transformé rapidement en course poursuite entre le laquais et un pas militaire indomptable. Rarement habitué à soutenir pareil rythme, le malheureux serviteur arriva bon dernier et eut droit par là-dessus à un regard aussi froid que réprobateur sur ses mollets inexistants.
 
_ « Ah, mon cher Oscar !! »
L’interpellée se raidit, suspicieuse, quand le royal salut fusa sitôt la porte refermée. Cette subite familiarité était par trop inhabituelle…
Louis le Bien-Aimé s’avançait en effet tout sourire, vêtu très simplement d’une robe d’intérieur de brocard et d’une sorte de…chose sur la tête, communément appelée « charlotte ». En fait un couvre-chef nocturne bien particulier, dont Oscar connaissait surtout la définition culinaire par Grand-Mère, puisque cette…chose qualifiait également une sorte d’entremet, fait d’une marmelade de fruits dressés dans un moule tapissé de tranches de pain de mie. Et étrangement, cette deuxième définition convenait mieux à ce qu’elle avait sous les yeux à cet instant…
_ « Mon cher Oscar, mais prenez place je vous prie ! » Dans un envol de brocard et de babouches, avatars de la mode persane dont Versailles s’était entiché depuis peu, le souverain pris place sans plus de façon aux côtés de la jeune fille. « Pardonnez ma tenue Capitaine, » s’excusa t-il aimablement « mais ce bon Docteur Lassonne vient de me prescrire un lavement en tout point fantastique. Vous devriez essayer, c’est… »
S’ensuivit une description fort précise des bienfaits du clystère sur les voies urinaires et autres inextricables ramifications contenus dans l’estomac, et des différentes couleurs dont se teintent les déjections selon la variation des dosages.
En cette heure matinale et avec l’intérêt que l’on imagine Oscar apprit ainsi qu’une armée d’hommes de science se penchaient chaque jour au dessus de la fameuse chaise percée, pour y débattre texture, odeur et moelleux , préservant ainsi la bonne marche de l’Etat : le bon peuple pouvait dormir tranquille, le trône de France était sous bonne garde.
_ « Un chocolat, Capitaine ? Je sais que vous en êtes friand ! »
 
La circonstance eut été différente qu’Oscar aurait accepté sans hésiter ; mais l’idée de se pencher sur une tasse, innocente certes, mais emplie d’un liquide brunâtre lui causa soudain comme un haut-le-cœur…
_ « Bon je n’insiste pas, » poursuivit le monarque, « même si je vous trouve bien pâle tout à coup…Allons laissons cela voulez-vous, et passons à la raison de votre présence. Voici : j’ai eu vent de vos exploits Capitaine de Jarjayes, en ce qui concerne…une certaine affaire. Et je voulais, personnellement, vous en manifester ma pleine reconnaissance pour avoir si brillamment sauvé le gouvernement français d’une effroyable guerre contre ses tous récents Alliés. Je ne saurais trop vous dire combien… »
Plus le souverain multipliait les circonvolutions aimables voire onctueuses de louanges, plus Oscar se mit inconsciemment sur la défensive. Tout cela était trop grandiloquent, ou plutôt emprunt d’un ton de ridicule familiarité qui d’une façon ou d’une autre ne lui disait rien de bon.
Lorsque la toute petite hésitation arriva, elle n’en fut guère surprise.
 
_ « Cependant Capitaine, il me faut tout de même vous parler d’une chose essentielle…Je…ou plutôt nous, mon gouvernement et moi-même souhaiterions que…que vous ne parliez à quiconque du rôle que vous avez tenu dans cette redoutable partie engagée contre nos ennemis. En fait…il serait même des plus souhaitables que vous agissiez comme si tout cela ne vous concernait pas, pour couper court à toutes ces rumeurs provoquées par la destitution de Maupeou de sa charge de Premier Ministre. Bien entendu nous vous sommes très reconnaissants comme je vous l’ai dit mais…officieusement comprenez-vous ? A titre purement honorifique. Officiellement par contre il n’y a jamais eu de complot, de vrais ou de faux Traités, et vous Oscar de Jarjayes n’êtes au courant d’aucun secret d’Etat, ni de prétendues sectes satanistes ou autres billevesées propre à…  » 
Raide comme la Justice, Oscar se leva d’un bond au mépris de toute étiquette.
 
_ « J’ai parfaitement compris, Sire ! » s’exclama t-elle, farouche. « Inutile de poursuivre il me semble : je serais donc muet comme une tombe puisque Votre Majesté l’exige ! Puis-je me retirer à présent ? »
_ « Mais…mais… » balbutia le monarque pris de court. « Ne le prenez pas sur ce ton Capitaine, voyons ! N’est-il pas n…mais où allez-vous ? »
La main sur la poignée, Oscar terrassa Louis le Bien-Aimé et sa charlotte de ce qui s’apparentait bien à une forme de rébellion.
_ « Permettez-moi de prendre comme il me plaira un évènement qui n’a jamais existé, Sire ! Et je vais même rentrer sans attendre en mon hôtel particulier car en effet je ne me sens pas très bien. Les effets d’un voyage inexistant lui aussi, sans doute ! Malgré tout je me plais à croire que vous ne me refuserez pas cette journée de repos supplémentaire, Majesté ! »
Proprement estomaqué et pour une fois sans l’aide de clystères et autres lavements, Louis XV acquiesçait tout juste que la porte se refermait avec fracas…
 
Tremblante de colère et de dégoût, Oscar dut s’appuyer au bout de quelques pas contre le mur. Sa main se crispa, tout comme ses mâchoires face à des propos qui lui donnaient bel et bien envie de vomir.
Une mascarade…voilà ce qu’on lui demandait de cautionner ; où les puissants de ce monde disposaient de leurs sujets comme autant de pions sans importance sur l’échiquier politique, bons à être sacrifiés dans le secret des alcôves, sans l’ombre d’un remords. Pour le prestige…l’honneur de royautés nauséabondes…où elle-même devait se contenter de son cœur brisé pour seule médaille.
La jeune fille ferma les yeux. Elle savait bien ce qu’il aurait dit : « Pourquoi ce dégoût, cher ange. Tu sais pourtant que le monde n’est fait que de cela, d’injustice, de bassesses. Alors que t’importes ces discours hypocrites… »
Un soupir déchira sa poitrine.
_ « Comme tu me manques mon amour. » gémit t-elle tout bas. Dieu, comme elle aurait voulut se perdre au creux de sa chaleur, entre ces bras qui faisaient du bien et du mal en même temps, entendre sa voix désinvolte qui allégeait les situations les plus laides. 
Elle se reprit, repartit résolument vers la Grande Galerie de son pas vengeur. Et tomba littéralement nez à nez avec le rictus narquois du Duc Philippe d’Orléans.
 
Il pavanait, allait et venait avec sa parfaite mauvaise conscience habituelle, multipliait même les propos fielleux à qui voulait l’entendre.
Une seconde Oscar fut bien tentée de venir déverser sur ses bas de soie le dégoût que venait de lui inspirer le discours royal ; puis choisit de l’ignorer, à vrai dire sous l’injonction intérieure d’une voix chaude et grave, qui se faisait rauque et infiniment caressante quand elle murmurait.
Celle qui s’éleva par contre fut on ne peut plus déplaisante.
 
_ « Eh bien...Mais voici donc le fier et beau Capitaine de la Garde ! Quelle superbe, quel panache ! Et où donc vous mène ce pas décidé ? Quérir un nouvel éventail pour la Dauphine peut-être, ou choisir le tissu de sa nouvelle robe de bal ? Choix difficile en vérité, qui requiert un courage et une abnégation proprement exceptionnels ! »
La jeune fille mesura bien le changement à l’aune de sa réaction.
Auparavant elle aurait dégainé son épée sans hésiter sous les rires qui fusaient, le provoquant en duel sur le champ. Elle se contenta aujourd’hui de sourire, et s’avança vers le Duc sous des dehors parfaitement courtois.
_ « Mais c’est ce cher d’Orléans, quelle plaisante rencontre ! » répliqua t-elle sur le même ton surélevé pour que chacun puisse profiter de la joute verbale. « Je me réjouis de voir que vous surmontez la perte de votre animal de compagnie avec autant de bonne humeur et de force d’âme ! »
_ « Mon animal… »
 
Apparemment peu préparé à une telle riposte le Duc perdit son sourire, sous les yeux et les oreilles attentifs des courtisans. La jeune fille prit ces derniers à témoins.
_ « Ah mes amis quelle brave bête …Si dévouée, si affectueuse… certes baveuse mais la pauvre souffrait si fort de la rage qu’il fallut l’abattre ! Cruelle destinée…comment s’appelait ce bel animal déjà ? Ah oui : Rochemont ! »
Comprenant qu’elle parlait de son homme de main, Philippe d’Orléans faillit s’étouffer de rage car ne pouvant bien sûr rétorquer en public et clamer haut et fort ses accointances avec le défunt bandit.
Oscar releva le menton, vint le défier un peu plus en faisant mine de s’adresser à la cantonade, redoublant d’amabilité.
_ « Rochemont, quel nom étrange n’est-ce pas ? Pour un animal si doux, si fidèle… Sur l’honneur mes bons amis, et ce malgré ne l’avoir vu que de brefs instants, je puis pourtant vous jurer que jamais nom ne fut mieux porté par un goret. Mais est-ce bien sérieux tout de même mon cher d’Orléans, que de prendre un porc comme animal de compagnie !! »
Elle resta ainsi, à le toiser de son air affable tandis que les rires cruellement moqueurs se déversaient généreusement sur lui. Il en verdissait de rage. Elle n’eut même pas besoin de l’entendre lorsqu’il proféra sa menace, seul le mouvement de ses lèvres lui suffit : « Je vous tuerai… »
Avec superbe elle s’inclina, quitta la salle d’un pas conquérant.
Que lui importait la bave du crapaud…
 
 
Ne comptait que sa fatigue, sa lassitude à vrai dire. Son découragement.
Elle s’obstinait à ne vouloir le nommer désespoir ce sentiment étreignant son coeur, se voulait forte, encore et toujours et se battre, même affreusement malheureuse, à en hurler.
Ce qu’elle faillit faire d’ailleurs, lorsque le soir même elle se retrouva seule à déambuler dans les ruelles de Paris. Là, personne ne s’étonnerait de la voir échouée contre un banc pour pleurer tout son soult.
Elle n’en pouvait plus, ne supportait plus les murs de sa chambre, s’était échappée pour respirer un peu d’air et se croire vivante autant que possible.
Mais hurler n’est pas si simple quand l’angoisse vous noue la gorge ; elle se contenta de relever son col pour y enfouir son désarroi, laissa ses pas la guider au hasard.
Puis ralentit peu à peu, involontairement à l’écoute ; reprit sa marche. S’arrêta presque, repartit de nouveau…ainsi donc on la suivait...
Et bien, cette vermine n’avait pas perdu de temps décidément ! Le Duc voulait donc mettre ses charmants avertissements à exécution ? Soit. Elle y consentait.
La jeune fille pressa le pas pour attirer ses suiveurs dans un coin tranquille.
 
Ce fut sa plus grande erreur mais elle ne s’en aperçut que trop tard : en débouchant à l’angle d’une rue borgne, trois assaillants l’attendaient déjà.
Peste ! Toute à ses réflexions désabusées, elle ne s’était rendue compte que trop tard que les pas derrières elle l’avait menée à l’exact endroit où elle n’aurait pas du être, que de chasseur elle était devenue gibier. Prise en tenaille par ces trois-là devant elle, et Dieu sait combien d’autres derrière.
Un éclair la traversa : un inoubliable baiser un soir de bal, des cris d’enfants se poursuivant avec des épées de bois, André, Grand-Mère, la séduction d’un sourire ravageur …
Qu’au moins eux tous n’aient pas honte de sa mort.
Indomptable, elle sortit son épée.
_ « Alors espèces de chiens ! Viendrez-vous y goûter ? » cria t-elle en les tenant à distance pour rejoindre le mur et s’y adosser, pour que la fatale blessure vienne au moins de face et pas traîtreusement.
Ses vis-à-vis ricanèrent.
_ « Le Duc nous l’avait bien dit qu’il était prétentieux ce freluquet de Capitaine ! »  
 
 
Alors qu’ils s’apprêtaient à se lancer sur elle, une voix des plus apitoyées leur fit écho :
_ « Messieurs, messieurs…Si je puis me permettre vous venez de signer votre arrêt de mort : ce jeune homme ici présent déteste au plus haut point se faire traiter de « freluquet ». Je ne sais pas pourquoi mais c’est ainsi, et il est extrêmement susceptible sur le sujet… »
 
Un cri sauvage déchira la gorge d’Oscar, un cri de louve, primal, instinctif. Sorti de ses entrailles et de son cœur, qui statufia ses adversaires. Ils la regardaient, presque épouvantés mais elle n’en avait cure : ses yeux, à elle, n’était fixés que sur celui se tenant là, calme, enveloppé d’un vêtement aussi sombre que l’était sa voix, une voix teintée d’accents chantants, indéfinissables…
 
Tête nu il avança fort civilement vers les trois fripouilles.
_ « Loin de moi l’idée de vous priver du plaisir d’embrocher ce jeune homme, mais j’aimerais néanmoins vous proposer ceci en échange. » Il soupesa une large bourse de sa main gauche. « Cela serait préférable, qu’en dites-vous ? Bien plus intéressant que de s’engager dans un duel perdu d’avance…pour vous s’entend. Aussi je vous conseille vivement d’accepter. »
Les trois hommes se regardèrent, interloqués. La bourse semblait représenter plus du double de ce que le Duc leur avait promis. Ils n’eurent pas le temps d’ouvrir la bouche que cet inconnu reprenait.
_ « Ah Messieurs, je vous vois hésiter…Bah, tant pis je vais être franc avec vous : je crains fort qu’en réalité vous n’ayez pas le choix. »
Et il pointa son pistolet accompagné d’un splendide sourire.
Roulant des yeux ahuris les spadassins se virent lancer la bourse, et sans plus demander leur reste se ruèrent hors du cul-de-sac. Incroyable…si maintenant les victimes se conduisaient pires que des gredins, elles allaient gâter le métier ! Au diable ce maudit Duc !
 
Quand leur cavalcade mourut sur le pavé l’homme se retourna lentement vers la jeune fille, rangea son arme. Incapable de bouger, le souffle défaillant cette dernière le dévora d’un regard presque halluciné, réussit tout de même à faire quelques pas vers lui, se tint immobile…et le gifla sans ménagement, incapable de pouvoir retenir son désespoir.
_ « Ne me refais plus jamais ça, tu entends ? Plus jamais !! » hurla t-elle. Elle frappa au hasard, maladroite, les larmes lui brouillant la vue tandis que ses poings heurtaient cette vaste poitrine qui ne se dérobait pas. « Ne me refais plus jamais ça !! Ne me laisse plus, mon amour…ne me laisse plus… ». Dans un long gémissement elle noua sans transition ses bras, cacha ses sanglots dans la bienfaisante chaleur de son cou, le respira, croyant rêver…
Aussitôt il l’enlaça, la souleva de cette étreinte douloureuse et bienfaisante que lui procuraient ses muscles féroces, la serra à l’étouffer, riant, pleurant, ivre comme elle de sentir une même flamme les envahir.
_ « J’ai cru mourir sans toi… » murmura Fersen, quelque part dans ses cheveux.
Comme si elle le dévorait elle laissa brusquement ses lèvres dévaler le long de sa tempe, de ses yeux, son nez, ses joues ; chercha sa bouche comme une urgence, où chaque baiser paraissait être le dernier. Il la reposa et l’adossa sans attendre, répondant à son ardeur de même façon, voulant se fondre en elle, ne faire qu’un, vivre de son souffle.
Ils s’embrassèrent, à se faire mal, et cette souffrance était si douce qu’ils ne semblaient vouloir s’arrêter de l’infliger à leurs lèvres, pressant leurs corps impatients de se redécouvrir après ces jours amers.
_ « Comment... » réussit à balbutier Oscar au bout de quelques minutes, «…comment as-tu fait pour revenir. Pourquoi… »
 
Avec beaucoup de difficulté il se détacha, la garda si proche de lui qu’il percevaient l’un comme l’autre leurs coeurs affolés. Il s’emplit des traits délicats que la pénombre noyait presque.
_ « J’ai essayé tu sais. »
Sa voix était rauque d’émotion et de désir, toute sa fougue concentrée dans ses yeux clairs.
_ « J’ai essayé de t’oublier, de faire semblant. De croire que je pourrais vivre comme si il ne s’était rien passé, que nous devions regagner nos vies toi et moi, que ce serait simple, qu’il suffirait d’un tout petit effort de volonté…Et je n’ai pas pu. Même si je savais que c’était une folie, que peut-être nous allions nous brûler les ailes à vivre cet amour…Tout, plutôt que d’être loin de toi. »
Elle le reprit contre elle, agrippa l’épaisse chevelure de miel à pleine main, guida cette bouche aimée vers son cou pour qu’elle s’y noie.
_ « Si tu n’étais pas venu c’est moi qui serait partie te chercher. » gémit-elle en rejetant son visage vers l’arrière pour s’offrir à l’ineffable sensation de ses baisers.
Au bout de quelques secondes il s’arrêta cependant, lui dédia un sourire incertain.
_ « Crois-tu que faire l’amour dans une ruelle est bien raisonnable pour de romantiques retrouvailles ? Si nous commençons comme cela, cela promet pour la suite… »
_ « N’est-ce pas toi qui parlais de se brûler les ailes ? Je crois que cela me semblerait un bon début au contraire… »
 
Il eut ce petit rire de gorge qu’elle adorait, voulut reprendre ces lèvres qui vraiment le rendait fou quand un chant aviné beugla non loin, leur rappelant qu’effectivement il y avait mieux comme endroit.
_ « Viens ! »
Avec un sourire Oscar se laissa faire, se souvenant combien ce simple mot l’avait de si nombreuses fois hérissé tant il contenait d’autorité croyait-elle. Aujourd’hui il n’était que tendresse; et grâce à lui elle revivait…
Ils trouvèrent non loin une sorte de troquet dans lequel ils s’engouffrèrent, déboulèrent dans une salle assez bien tenue mais épouvantablement bruyante à cause d’un meute de sympathiques larrons occupés à boire et à chanter. Là au moins personne ne fit attention à eux, et le tavernier fort sympathique réussit tout de même à leur trouver une table au fond un peu plus calme. Cela n’avait rien d’un nid douillet pour amoureux, mais deux hommes jeunes et fougueux auraient eu grand mal à trouver autre chose à cette heure. Et puis la tablée avait autre chose à s’occuper que de les regarder se prendre la main en se dévorant des yeux.
 
A la hâte ils épanchèrent leurs cœurs, se dirent des choses futiles et graves, se confièrent des secrets absurdes et formidables nés de leur certitude de ne jamais plus se revoir. Oscar tira un papier de sa veste d’uniforme.
_ « Regarde… » rit-elle, les yeux noyés. « J’avais même gardé contre mon cœur ce stupide message codé, puisque c’est tout de même un peu grâce à lui que nous nous sommes rencontrés… »
Le Comte de Fersen lut à haute voix quelques mots :
Allons enfants de la Patrie
Le jour du linge est arrivé…
Ils sourirent au souvenir impérissable de leur entrevue houleuse, chez de Broglie…
Puis la jeune fille se reprit, sécha ses larmes d’un revers de main.
_ « Et maintenant, raconte-moi. Que s’est-il passé à Londres… »
 
Il embrassa les doigts fuselés sans la perdre du regard.
_ « Je n’en sais fichtrement rien figure-toi. Je ne suis pas allé à ce rendez-vous secret. Cette fois, je crains fort que ce ne soit la Grande Catherine elle-même qui ait succombé à une attaque d’apoplexie de voir que l’espion tant attendu ne viendrait pas ! D’un autre côté je me devais de faire honneur à ma réputation de séducteur invétéré, tu en conviendras : aussi retourner en France pour les beaux yeux d’un militaire me semblait être de bonnes références.»
Oscar éclata de rire, ses prunelles couleur d’océan embués de plaisir et d’émotion.
_ « Tu es fou tu sais… »
Il reprit son sérieux soudain, la contempla d’un étrange éclat.
_ « Peut-être mais j’ai bien fait apparemment. Que te voulais ces hommes ! »
En quelques mots elle lui décrivit l’échauffourée verbale de ce matin, qui attisa davantage la lueur inquiète dont il la couvait.
Il jura entre ses dents.
_ « Bon Dieu, je ne pensais pas qu’il oserait s’en prendre à toi. Ce faquin, cette pourriture avait pourtant intérêt à se faire oublier, durant quelques temps tout du moins. Et il… »
Le reste fut mâché d’une fureur difficilement contenue.
Oscar se sentit fondre, lui répondit d’un sourire presque attendri.
_ « Tu t’inquiètes donc tant pour moi ? »
 
Le séduisant visage perdit de sa dureté, reprit son irrésistible désinvolture en voyant qu’elle le taquinait pour le rassurer.
_ « Il est vrai que de protéger une jeune folle comme toi relève de l’impossible, je ne sais même pas pourquoi je me fais du souci d’ailleurs ! De toute façon tu les aurais embrochés sans difficulté et…non je suis sérieux Oscar, tu ne peux pas rester ici. Tu dois t’éloigner de Versailles, quitter la Cour et ses intrigues ne fut-ce que pour quelques mois. Viens avec moi à Londres, je t’en prie… »
La jeune fille retira sa main, grave tout à coup. Elle comprenait toute la portée de cette proposition, en avait peur et en même temps le désirait follement…Brûlée par cette double incertitude, cette double tentation, ne sachant que répondre. Et comme à son habitude il le devina, intuitivement.
Savait qu’il ne pourrait jamais dompter vraiment cette liberté, cette indépendance qui palpitait en elle, malgré elle.
Alors il se redressa, souriant, examina avec intérêt la chope de bière devant lui.
_ « En fait » reprit-il d’un ton léger, « sache que ma proposition est on ne peut plus sordide : je ne saurais dire pourquoi mais l’entourage de la Tsarine ne m’inspire aucune confiance…Une bande de diplomates mal dégrossis à mon avis. Cela ne m’étonnerait pas qu’il y ait quelques traîtres parmi eux.
Aussi une enquête discrète serait des plus souhaitables, menée par de talentueux espions…ou plutôt un civil ingérable et un militaire soupe au lait par exemple… »
 
_ « Une collaboration purement professionnelle en quelque sorte … » sourit Oscar, les larmes aux yeux.
_ « Absolument. Car il me semble que c’est une très sale affaire, qui pourrait bien nous mener jusqu’en Suède j’en ai peur. Il se peut même que tu rencontres ma mère…mais rassure-toi : elle aussi doit tremper dans quelques affaires louches. Je me suis toujours demandé ce qui se disait lors de ses fameux goûters… »
_ « Je vois. Cela me semble tentant, en effet. »
Il releva les yeux, l’examina d’un œil appréciateur.
_ « Très tentant » grogna t-il en la déshabilla du regard. Mais se reprit d’un raclement de gorge en saisissant sa bière « évidemment, tu n’y comprendras pas grand-chose au début, mais la langue suédoise a bien du charme tu sais. »
_ « Mmmm je sais, oui… »
_ « Et je serais là pour traduire. Je suis très doué en langue… » ajouta t-il en avalant une gorgée de liquide ambrée.
_ « Ah oui ? Quelle modestie…Tu vas donc pouvoir m’éclairer dès à présent. Que me répondrait-on si je dis : Gör jag kärleken ? »
Une splendide gerbe de bière ponctua la tirade d’Oscar, le Comte toussant aussitôt comme un perdu.
_ « Eh bien, mon accent est-il si mauvais ? » demanda tranquillement la jeune fille.
 
Il la regarda, éberlué, tâchant de reprendre son souffle
_ « Bon sang…mais qui t’a appris ça ?!! » s’étrangla t-il.
_ « Le Duc de Broglie, mon cher… »
_ « HEIN ?!! »
_ « Mais oui. Avant de partir de ce château prussien je lui ai demandé de m’apprendre quelques rudiments… »
_ « Des rudiments ??? » s’exclama t-il en s’essuyant. « Tu appelles ça des rudiments d’avoir appris à dire « faites-moi l’amour » en suédois ??? » Il suspendit son geste. « Et puis dis donc, attend un peu…pourquoi voulais-tu l’apprendre cette phrase, ou plutôt pour qui ?! Tu ne m’as jamais dit ça, à moi ! »
Oscar rit de bon cœur, d’un rire follement jubilatoire à le voir si délicieusement jaloux.
_ « Pour cela mon cher amour il eut fallu que tu m’en laissât le temps ! Je crois me souvenir d’un homme passablement impatient durant les quatre jours qui nous menèrent à Calais. A peine trouvions nous une auberge qu’il brûlait de passer aux travaux pratiques. Comment lui montrer mes progrès en grammaire dans ce cas… »
L’irrésistible fossette apparut.
_ « Jarjayes, bon sang mais quelle mauvaise foi ! Et le soir où tu m’as à moitié violé dans la grange, c’est moi qui étais impatient peut-être ? »
_ « Cela n’a rien à voir » protesta Oscar, faussement vexée. « En plus tu exagères, comme d’habitude ! »
_ « Mais bien sûr : une chemise en lambeaux, un gilet déchiré, des boutons jusque dans les mangeoires cela n’est rien évidemment. »
 
Ils éclatèrent de rire et se retinrent très fort de ne pas raviver aussitôt de si doux combats car la tablée commençait à leur jeter de drôles de coup d’œil tout de même. Ils pouffèrent plus bas, comme des garnements frondeurs.
A contre cœur la jeune fille se laissa retomber contre le dossier de sa chaise, tout en continuant de le dévisager.
_ « Et puis tu sais… » reprit-elle plus doucement. «… cette phrase je te l’aurais dite de toute façon, un jour ou l’autre. Aurions-nous été séparés toute notre vie, aurais-je dû attendre d’être très vieille et toute ridée pour te rejoindre que cela n’aurait rien changé. Tu te serais avancé vers moi, les cheveux blancs toi aussi, tes yeux toujours aussi bleus…et je te l’aurais murmuré cette phrase, avant toute autre, toi qui m’a fait découvrir ce que c’est que d’aimer… »
Il chercha sa main, plaisanta bien sûr pour masquer la source profonde de son émotion.
_ « Quels vieillards indignes nous allons être n’est-ce pas…Déboîtant nos vieilles hanches à faire l’amour, je te demande un peu… »
_ « Que tu es bête.  dit-elle amoureusement. Puis après un instant, songeuse. « Je me demande s’il te ressemblera… »
 
Fersen reprit une gorgée de bière, amusé.
_ « Pardon ? Voilà que tu parles par énigme dis-moi . De qui parles-tu ? »
_ « de Lui... »
Une nouvelle gerbe liquide non moins splendide ponctua l’information ou plutôt le geste : Oscar venait de poser une main sur son ventre, et le regardait, énigmatique.
_ « Quoi tu…tu…tu…HEIN ? C’est… »
_ « Et bien ! » soupira la jeune fille, « il semble que tu ne sois pas si doué que ça pour les langues après tout. Par contre, pour les crachats tu as toute mon admiration… »
Il reposa son verre à le briser, lui agrippa fougueusement les mains.
_ « Ne plaisante pas avec ça, Oscar ! Est-ce bien ce que je crois comprendre… »
Elle sonda le clair regard bouleversé, se sentit infiniment fragile à cette seconde.
_ « Je…je n’en suis pas sûre mais… » elle baissa son visage en se mordant la lèvre, craignant sa réaction à vrai dire. « Il est cependant certain que depuis quelques jours, et particulièrement depuis ce matin, j’ai…comme une irrésistible envie de vomir sur le moindre courtisan que je croise et j… »
 
Un baiser totalement scandaleux pour l’endroit la rendit muette, la chavira dans la seconde en ne lui laissant plus beaucoup de doute quand à savoir ce qu’il pensait sur le sujet. Répondant avec une égale ardeur elle l’enlaça, et nul doute qu’ils auraient certainement fini sous la table quand une sorte de borborygme freina cet élan enthousiaste.
La salle avait fait silence et le gros tavernier, très gêné, s’était empressé d’accourir pour mettre fin à une situation consternante.
_ « Heu…hum, pardon mes beaux messieurs ! » articula t-il tout haut, comme s’il s’efforçait de paraître courroucé. « Voyons, un peu de tenue je vous prie ! Vous êtes dans un établissement sérieux ! »
Les deux jeunes gens crurent un instant que le brave homme souffrait de tics abominables, à la vue de clins d’yeux effrénés.
_ « Allons, allons buvez donc vous autres !! » reprit-il en se retournant vers les joyeux convives. « Et allez, j’offre une tournée générale !! Buvez donc tous à ma santé !! »
Quand tout fut rentrée dans l’ordre, c'est-à-dire la salle rendue encore plus bruyante par les chansons paillardes, le tavernier revint vers eux.
 
_ « J’avais fait semblant d’être fâché, z’aviez compris pas vrai ? » Les clins d’yeux effrénés… « Vous savez, moi ça me gêne pas deux hommes qui…enfin qui font c’que vous faites, quoi. La nature faut que ça s’exprime hein, et y’a pas d’mal à se faire du bien ! »
Justement, Fersen était en train de regarder de jolies lèvres en se demandant comment il pourrait mettre un si sage dicton à exécution. Discrètement bien entendu…
Sans se rendre compte de rien le tavernier poursuivit son idée. Il fit un geste pour désigner les fêtards.
_ « Et puis vous occupez pas d’eux autres, sont pas de mauvais bougres au fond. Bon…y sont pas raffinés non plus, pour sûr. Tenez vous savez pas ce qui m’ont imaginé l’aut’jour ? Et bé vous me croirez si vous voulez mais ces cochons-là ont organisé un concours de pets !!! Si !! Non mais vous voyez ça ? Dans mon établissement !! Ah pour sûr que je me suis dis : « Foi de Le Seigneur ça va barder, je vais pas les laisser faire non mais oh ! »
Très doucement, le Comte se saisit du ravissant visage…
_ « Et pis attendez ! C’est qu’eux non plus y se sont pas laissés faire ! Vous auriez vu ça, ça fusait dans tous les sens !! On se serait cru en plein champ de bataille, au son du canon!! Non mais vraiment, où va la France… »
…caressa cette bouche aux lèvres pleines...
_ « Ben c’est quoi, ça !! »  l’aubergiste se saisit de la feuille abandonnée sur un coin de table en fronçant les sourcils de concentration. « Mais dites…mais ça ressemble à ma liste de courses ?!! Avec la poésie de l’autre mioche !! Comment qui s’appelait déjà…Aïe, cette mémoire…Brochet de Lisle ? Non, c’est pas ça. Gardon de Lisle ? Ben non c’est pas ça non plus ! C’était un nom de poisson pourtant…Oh et puis peu importe, de toute façon personne se souviendra jamais de ce môme, il écrit trop mal. D’ailleurs j… »
 
Avec un barrissement d’effroi le tavernier découvrit soudain l’affreux spectacle : là, devant lui, l’homme à la belle vois grave embrassait à pleine bouche le petit freluquet blond, qui n’avait pas l’air de trouver ça désagréable du tout …
_ « Messieurs !! Enfin !! Un peu de tenue !! Et…oui bon d’accord, même avec un seau d’eau j’arriverai pas à les séparer ces deux-là. » maugréa t-il. Soudain, il se redressa comme si un guêpe l’avait piqué et tourna sa masse adipeuse vers les chanteurs, la mine terrible.
 
_ « QUI !!! » tonna Marcel Le Seigneur comme au Jugement Dernier. « Qui vient de péter ?!! Alors là je dis NON !! Vous en voulez à ma réputation c’est ça ? Vous voulez salir le sérieux de mon établissement !! Et bien sachez qu’on ne pète pas impunément sous mon toit !! Cette fois-ci le coupable a intérêt à se dénoncer ou sinon…!!! »
 
Et sans plus un regard sur Oscar et Fersen tendrement enlacés, Le Seigneur fonça droit vers ses convives pour résoudre un si sombre complot…
 
 
 
 
FIN





 
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