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  20. Adieu, soldat...
 




Chapitre XX                                         Adieu, soldat…


_ « Bon, et alors ! Vous m’expliquez maintenant ? »

Le Comte étouffa un sourire : difficile pour Oscar et son indomptable tempérament de se contenter des seules nourritures terrestres ! A peine la dernière bouchée avalée d’un solide petit-déjeuner qu’elle était là, impatiente, assise en face de lui à le brûler de ses yeux interrogateurs. Incroyable tout de même comme sa physionomie androgyne était attrayante quand elle fronçait ainsi les sourcils, cherchant à être sévère et « masculine » sans évidemment y parvenir…Certainement grâce à ses lèvres aussi, où un reste d’enfance s’attardait dans leur charmant tracé, si adorable, si t…
 
_ « Mais avez-vous fini de me regarder avec ce sourire béat, Fersen ? Vous êtes pénible vous savez ! Expliquez-vous ou je m’en vais sur-le-champ ! »
_ « Vraiment ? Vous oseriez me priver de ce magnifique regard outragé dont je raffole et qui m…bon, bon je me tais ! Restez voyons, je vous taquine ! »
Il rit de bon cœur, heureux de la provoquer mais s’abstint tout de même de lui dire qu’il le faisait exprès, ne sachant trop comment elle prendrait le fait de savoir qu’il la trouvait particulièrement désirable quand elle était en colère. Une femme qui se prend pour un homme n’est certes pas une femme comme les autres…
Abandonnant ce terrain il se concentra sur leur affaire, moyen pratique au fond d’oublier un peu l’envie dévorante de l’embrasser. 
 
_ « Bien. Lorsque je vous disais que le Chancelier Maupeou est toujours ici selon moi, il n’y avait dans cette affirmation rien de divinatoire mais la plus élémentaire des logiques au contraire. Souvenez-vous : n’avez-vous pas vu Rochemont quitter hier soir le Palais du Duc d’Orléans comme si sa vie en dépendait ? »
_ « Oui, tout à fait. Il était même accompagné d’une dizaine d’hommes à la mine patibulaire, du gibier de potence à n’en pas douter. »
_ « Très certainement. Et ces hommes sont partis par la route n’est-ce pas ?
_ « Oui. Je… » Oscar hésita, se mordit la lèvre de contrariété. « …j’ai d’ailleurs été stupide : j’étais persuadée que ces vermines prendraient les souterrains pour rejoindre Paris. »
_ « Et qu’auriez-vous fait si cela avait été le cas… » observa t-il avec grande douceur. « Vous les auriez poursuivis, seule, vous jetant dans ce repaire sans savoir quel ennemi vous alliez affronter ? »
La jeune fille voulut répondre mais se troubla un peu, prise à son propre piège. Parler de ses motivations c’était avouer le trouble ressenti dans ses bras le soir du bal, c’était admettre surtout que sa folie n’avait d’autre but que d’échapper à un sentiment qu’elle ne tenait encore à nommer « amour ». On n’abandonne pas si aisément dix-huit années de lutte, à ne compter que sur soi-même, à ne vouloir s’embarrasser d’aucune faiblesse ni élan de cette sorte…
 
_ « Allons, laissons cela. » enchaîna aussitôt le Comte, comme s’il devinait mieux qu’elle ne ferait jamais les tendres incertitudes qui animaient son jeune cœur. « Ce qui nous importe, c’est de comprendre pourquoi cette bande de gredins n’a pas escorté le Chancelier. En fait, j’ai une petite idée là-dessus. A mon avis, Rochemont et ses comparses ont été jugés beaucoup trop « décoratifs » au goût des Illuminatis. Si ces bandits sont aussi représentatifs que vous les décrivez – ce dont je ne doute pas – il est plus que probable que les Francs-Maçons aient refusé cette « garde rapprochée » traînant si ouvertement après elle de tels relents criminels. »
_ « Mais…pourquoi voulez-vous que le Chancelier ait besoin d’une quelconque protection ? »
_ « La logique ma chère, la logique encore et toujours ! La logique, et la prudence surtout. Car vous oubliez une chose. Maupeou détient désormais des documents absolument primordiaux pour la réussite du gigantesque projet fomenté par ces Frères satanistes, et j’ai dans l’idée que ces derniers n’ont qu’une confiance très limitée dans ce nouvel adepte, Argenturs ou pas.
Vous savez, la méthode de recrutement de ces suppôts de Satan n’a rien d’aléatoire. Pour s’attacher le concours des têtes pensantes de l’Etat tous les moyens leur sont bons : corruption, chantage politique, menaces d’attaques physiques ou de mort, scandale public…Ces moyens sont certes radicaux, mais ils ont tout de même une redoutable ennemie : la conscience humaine. 
Même perverties, les recrues peuvent avoir de ces sursauts qui échappent à tout contrôle, pour reconquérir ne serait-ce qu’une petite part de Paradis avant de présenter leurs âmes souillées devant le Seigneur.
Aussi croyez-moi, même discrète la surveillance sera effective autour du Chancelier, pour protéger les informations qu’il détient évidemment, mais surtout pour s’assurer qu’il exécute à la lettre les instructions reçues. »
 
Elle ne dit mot, mais Fersen vit cet éclat si particulier agiter son regard d’océan. Ce mélange de doute, de curiosité, d’étonnement aussi… Et la demande qui ne le surprit guère.
_ « Fersen, me direz-vous un jour qui vous êtes vraiment ? »
Malgré la toute petite douleur qui lui tordit l’âme de ne pouvoir réellement lui répondre, il fut heureux : pour la première fois elle avait usé de tant de douceur en prononçant son nom.
_ « …vous ne voulez pas me répondre, n’est-ce pas. »
Les mâchoires du Comte se crispèrent insensiblement, bien qu’il s’efforça de sourire de son habituelle désinvolture.
_ « Je…ne le peux pas, Oscar. Pas pour le moment en tout cas. Je vous prie simplement de me faire confiance, et de ne plus me questionner sur ce sujet. Lorsque cette mission sera achevée, peut-être… »
Oscar…pourrais-je même jamais te le dire ? Pourrais-je un jour librement me perdre dans tes yeux, m’y noyer, me lover au creux de ton corps cher ange, et te faire l’amour jusqu’à en mourir… Embrasser tes lèvres pour y boire tes secrets, sentir la douceur de ta peau contre ma paume, et faire renaître enfin ta nature de femme sous la brûlure de mes caresses…
 
_ « Je heum…bien, » toussota le Comte, tâchant de mépriser le brasier qui le dévorait. « Le deuxième point qui nous importe est donc celui-ci : où se trouve le Chancelier en ce moment même…»
_ « En route pour Paris, évidemment. » répondit aussitôt la jeune fille avec fougue.
_ « Non ça je ne le crois pas, pour une raison très simple : depuis notre petite entrevue au Palais-Royal le Duc se méfit, et même s’il s’en défend en usant de fanfaronnades comme à son habitude, je suis certain qu’il s’inquiète énormément de la menace que nous faisons planer sur ses projets. Aussi il ne prendra pas le risque d’exposer « sa pièce maîtresse » de manière si apparente…Les routes ne sont pas sûres, surtout depuis quelque temps où la montée de la grogne envers les aristocrates se fait de plus en plus précise.
Je suis donc prêt à parier que ce cher Maupeou va regagner Paris par la voie fluvial, moyen infiniment plus pratique de surcroît pour ses « anges gardiens » de l’escorter et le surveiller à leur aise… »
_ « Quoi ? Mais alors c’est une catastrophe ! Si vos suppositions sont justes nous n’avons plus aucune chance d’intercepter le Chancelier avant son retour à la Cour ! »
Fersen lui dédia un petit sourire malicieux, abattant son dernier atout.
_ « Je me suis renseigné auprès de l’aubergiste tout à l’heure : aucun bateau n’a quitté la ville hier soir, et le prochain appareillera dans seulement trois heures… »
 
Un silence dubitatif accueillit l’argument, Oscar ne pouvant empêcher sa mine de s’assombrir à mesure qu’elle réfléchissait.
_ « Mmmh…votre pari est tout de même bien hasardeux… » finit-elle par murmurer.
Le Comte se leva en soupirant, fataliste.
_ « C’est l’essence même du jeu ma chère : le pari ! Ce moment infime où tout se décide, où chaque vie peut basculer en bien ou en mal selon ce que les imbéciles appellent la chance, mais qui n’est en fait que le reflet de la folie humaine à se croire l’égal de Dieu en voulant décider de leur destinée. »
Un fin sourire étira les lèvres de la jeune fille.
_ « Fou ? Voici donc l’explication qui entoure le mystère de votre personnalité… »
_ « Voilà, vous avez enfin tout compris » s’amusa le Comte. « Et encore vous êtes loin d’avoir tout vu. Bien, nous y allons ? »
 
Ils prirent les chevaux, le Fort Alleaume d’où rayonnait toute l’activité marchande de la Loire se situant à presque trois lieues. L’activité y était déjà impressionnante malgré la journée à peine entamée de quelques heures, les quais devenus presque totalement impraticables sous la profusion de marchandises en attente d’être embarquées, de voyageurs fustigeant la lenteur et l’indélicatesse des marins à prendre soin de leurs bagages, sans compter les navires arrivés la veille qui eux déchargeaient en sens inverse.
Face à cette réjouissante mais invraisemblable pagaille les doutes d’Oscar se renforcèrent : comment imaginer retrouver le Ministre de sa Majesté dans ce vaste foutoir ? Comment même imaginer qu’il s’y trouvait ! Bon sang ! Fou, cet homme à ses côtés l’était bel et bien décidément. Et le pire c’est qu’elle l’était aussi, de croire au fond d’elle-même que les suppositions du jeune homme étaient tout de même diablement bien ficelées.
Pourtant, qu’elle ne fut pas sa surprise de voir Fersen contempler les quais d’un air contrarié puis hocher négativement la tête, déviant bientôt l’acuité de son attention vers les méandres des ruelles adjacentes.
Elle ne chercha pas à le questionner, frappée par l’espèce de tension qui émanait de lui et cet air déterminé qu’elle lui connaissait depuis sa confrontation avec le Duc. Il cherchait quelque chose semblait-il, mais quoi…
 
Puis il talonna sa monture et la relança au pas à travers la densité des passants, délaissa résolument le Fort pour s’infiltrer dans l’étroitesse des rues, scrutant les façades, jaugeant discrètement les faciès indifférents, attentif comme jamais. Et s’arrêta brusquement.
_ « Voilà… » murmura t-il dans un large sourire satisfait.
Voilà quoi ! Une place ? Tout ce qu’il y avait de modeste et d’anonyme ? Ou cette petite église plutôt, qui mis à part quelques fresques ornant le fronton d’inspiration romane n’avait pas beaucoup d’intérêt. Bien le moment de jouer les pèlerins !
Contre toute attente ce fut vers elle qu’il dirigea ses pas après être descendu de cheval, englobant la vaste architecture d’un œil critique. Arrivée près de lui la jeune fille n’y tint plus.
_ « Vous ne pouvez pas savoir combien cela m’aiderait si vous me disiez au moins ce que nous cherchons ! » lança t-elle avec une pointe de mauvaise humeur. « Vous voulez que nous allions prier, c’est ça ? Si c’est le seul moyen qui nous reste pour faire avancer notre enquête moi je veux bien, à condition de n… »
_ « Ils sont là. » coupa t-il calmement.
 
Pendant quelques secondes elle crut nager en plein surréalisme. Ses yeux éberlués firent le va-et-vient entre ces statues religieuses tout ce qu’il y avait de plus banales et le fier profil qui pourtant les détaillait attentivement, définitivement convaincue d’avoir à ses côtés une sorte de sorcier aux pouvoirs supranaturels capable de transpercer les murs.
_ « Quoi ? » souffla t-elle, estomaquée. « V…vous…vous êtes médium, c’est cela que vous ne pouviez pas m’avouer tout à l’heure ? »
Un rire chaleureux chassa l’impression un peu pénible et fugitive qu’elle avait eu, lui confirma surtout qu’il appartenait toujours bel et bien à la race humaine.
_ « Ah, Jarjayes ! » se moqua t-il gentiment, « Je crois que le plus grand drame de ma vie restera celui de ne pas être à la hauteur de vos espérances ! Avec grand regret il me faut encore vous décevoir : non je n’ai rien d’un devin, et j’en suis infiniment désolé croyez-le ! Je ne fais qu’utiliser ce que la nature vous a si magnifiquement dotée. Mes yeux. Venez voir. »
Elle le suivit, docile, son cœur bondissant à sa suite. Elle adorait cela. Elle adorait cette façon qu’il avait de balancer au détour d’une phrase, presque de manière indifférente, ces mots plus doux que des caresses…
 
Inexplicablement pleine d’allégresse elle leva quand même le nez pour voir ce dont il parlait.
_ « Oui, et bien ! » s’exclama t-elle au bout d’un moment, « ce sont des fresques, voilà tout. Et je vous préviens que je suis incapable de les dater, si c’est cela que vous voulez ! ». Bizarre cette pointe de rudesse qu’elle ne pouvait s’empêcher d’opposer au secret plaisir de se tenir ainsi tout proche de lui.
Rudesse dont il ne se formalisa pas en tout cas, se contenta à la place de soupirer.
_ « Et voilà. Comme tout à chacun vous vous contentez de voir, pas de regarder ! L’observation Oscar, l’observation est une faculté qui se cultive, et il n’y a là rien de magique ! Recommencez. »
Sourcils assombris par la concentration elle obtempéra, se demandant vaguement s’il ne se moquait pas d’elle.
Mais écarquilla bientôt ses prunelles d’océan, stupéfaite, et se rapprochait encore tandis qu’une exclamation médusée fusait de ses lèvres.
 
Située juste au-dessus du porche, le long d’une « frise » organisée en bas-relief, avait été sculpté la représentation du martyre du Saint qui donnait aujourd’hui son nom à l’église : l’évêque Aignan, protecteur de la ville face aux hordes d’Attila en 451. Le travail en était certes joli quoiqu’un peu naïf, mais ce qui frappait n’était pas les sujets exposés au premier plan. Non. Lorsque l’œil s’était habitué, au bout de quelques secondes de curieuses formes émergeaient insensiblement derrières les personnages.
Des démons.
Des êtres ricanants, des monstres surpris en positions lascives et obscènes, des doigts lacérés de griffes agrippés aux plis des vêtements. Jusqu’au visage du Saint, qui de prime abord semblait souffrir sous les supplices infligés, était en fait doté d’un sourire torve, presque démoniaque…
 
_ « Mais qu’est-ce que cela veut dire ! » s’exclama la jeune fille, mal à l’aise.
_ « Que ce lieu est consacré à Satan. »
_ « Quoi ?!! U…une église ?! Mais c’est impossible Fersen, vous divaguez ! C’est la maison de Dieu !»
En tournant son regard tourmenté vers le jeune homme, elle vit tant de tendresse dans la claire lumière de ses yeux, une contrariété aussi, comme un regret de devoir lui expliquer des choses dont il aurait voulu la protéger. Sur un nouveau soupir il se décida.
_ « Ah Oscar, comme beaucoup d’entre nous vous êtes pure et droite, ne songeant même pas à toute la noirceur que peut contenir l’âme humaine, croyant sans doute que la frontière est claire entre le Bien et le Mal. Hélas les choses ne sont pas si simples…Depuis la nuit des temps satanisme et chrétienté ont toujours été intimement liés, depuis le Péché originel en fait, symbolisé comme vous le savez par le serpent tentateur offrant la pomme à Adam et Eve. Mais ce que la plupart des gens ignorent c’est que tout ceci n’est qu’un mythe, une fantasmagorie entretenue par l’Eglise pour assujettir ses fidèle dans la crainte de Dieu et du Péché.
En vérité, il y a une autre explication…Venez, nous allons trouver d’autres indices à l’intérieur. »
 
Il faisait froid au-dehors, mais ici la température était plus proche de l’ère glacière que tout autre lieu. Hormis deux paysannes qui priaient avec une silencieuse dévotion, pas âme qui vive, ni moine ou prêtre officiant n’était visible. La salle semi-circulaire était cernée d’un déambulatoire permettant de profiter de quelques statues religieuses assez belles ; les deux jeunes gens s’y engagèrent pour feindre une dévote admiration de ces trésors architecturaux et permettre au Comte surtout de continuer ses explications à voix basse. Il pointa bientôt son index vers une inscription latine à peine visible.
_ « Regardez ceci, Oscar. »
Cette dernière lut tout haut.
_ « Abyssus abyssum invocat, Ad majorem Anatas gloriam. »
_ « Ce que l’on peut traduire par : « L’abîme appelle l’abîme, pour une plus grande gloire d’Anatas », ce dernier mot étant l’inversion de Satana, Satan évidemment. »
_ « Ce…c’est impossible… » balbutia la jeune fille, perdue.
 
_ « Et pourtant…Ce n’est que l’illustration de ce que je vous disais à l’instant. Le Diable n’est aucunement ce Démon cornu si traditionnellement représenté, ni un serpent ou quoi que soit d’autre. Tout n’est que symboles Oscar, pour qui sait les comprendre. Car ils ne sont que l’expression d’un savoir ancestral, transmis de manière ésotérique aux seuls initiés. Ainsi le Péché originel n’est qu’une parabole expliquant la chute de l’esprit, sa corruption par la matière. »
_ « Mais alors…la pomme symboliserait donc le matérialisme ? » interrompit Oscar, fascinée.
_ « Mmm…oui et non. En réalité la pomme est la mise en présence d’un choix : emprunter la voie des désirs terrestres ou celle de la spiritualité. Mais le Seigneur, en exposant ce fruit à Adam et Eve les avertit que sous Son regard ce choix leur est possible, qu’Il leur offre ce que l’on appelle vulgairement le libre-arbitre. Et ici intervient le Serpent.
Tout le rôle du Diable est de déposséder l’homme de son libre-arbitre, de sa conscience, en un mot de son humanité. Voilà pourquoi la religion est depuis toujours le terrain d’une lutte âpre entre forces désintégrantes et élévatrices. En choisissant des images fortes comme le Diable, Dieu, le Purgatoire ou l’Enfer, l’Eglise a tout simplement cherché à marquer la conscience populaire par la crainte, la peur viscérale de s’écarter du droit chemin, à les dissuader surtout de chercher le sens caché de la symbolique
Mais les satanistes, eux, l’ont compris en se servant de ces mêmes images pour rallier peu à peu des adeptes sans cesse plus nombreux, dont les Illuminatis ne sont qu’une petite partie. »
 
Incapable pour le moment d’articuler un mot, Oscar se contenta de le regarder avidement, une soudaine inspiration lui glaçant le cœur.
_ « Vous êtes…vous n’êtes pas un des leurs n’est-ce pas… » dit-elle au bout d’une minute, la gorge sèche. « Un repenti, un de ceux qui aurait eu un sursaut de conscience comme vous me l’avez dit… »
Il se retourna totalement vers elle, sa séduisante fossette au creux de la joue et un regard plus charmeur encore sourdant sous son couvre-chef.
 _ « Et vous Oscar, qu’en pensez-vous ? Que vous dit votre cœur. Pensez-vous que je puisse être ce que vous dites ? »
Elle se perdit dans ses yeux gris-bleu, longuement, puis secoua négativement la tête en une certitude silencieuse.
_ « Alors fiez-vous à lui, et venez à présent. Nous n’avons plus beaucoup de temps. »
 
Se laissant guider, la jeune fille aperçut très vite l’entrée de la crypte située au bout du déambulatoire, et s’assurant que personne ne prêtait attention à leurs ombres ils s’y engagèrent rapidement. Là pas plus qu’ailleurs aucune âme ne se faisait voir, seuls régnaient un silence de tombeau et une obscurité presque à l’avenant tout juste adoucie par de petites ouvertures sur les flancs des parois de pierres. En fait ils se trouvaient sous le transept, le centre même de l’église, où le sol n’était plus que terre battue. Il se dégageait malgré tout de ces lieux une grande beauté, certainement grâce aux piliers ouvragés et aux voûtes de renfort « à la romaine » qui soutenaient l’ensemble. Les deux jeunes gens traversèrent cette salle pour emprunter une partie plus étroite, délaissèrent l’excavation contenant les reliques de Saint-Aignan sur leur droite, suivirent les méats des couloirs et s’enfoncèrent toujours plus au gré de la pente douce ; puis ralentirent au bout de quelques minutes de progression.
 
Trois « pièces » leur faisaient face, en fait une sorte de galerie transversale ouverte de trois arcades romanes tout au fond d’une partie totalement dégagée, elle. Et le Chancelier, assis dans la première de ces pièces, devisant tranquillement avec un petit groupe de quatre hommes habillés de noirs…
Ainsi il ne s’était pas trompé, Fersen avait vu juste une fois de plus !
Mais la jeune fille n’eut pas le temps de manifester son admiration : un geste du Comte lui indiqua quelque chose de bien plus intéressant.
Les documents étaient là, ou plutôt la sacoche de cuir, posée sur une des tables disposées tout à fait à droite dans la dernière salle. 
Se rencognant dans l’obscurité et chuchotant imperceptiblement, Fersen voulut immédiatement faire valoir son autorité habituelle mais cette fois-ci, Oscar ne voulut rien entendre.
 
_ « Je suis plus menue que vous ! » protesta t-elle dans un souffle. « Vous savez pertinemment que mon ombre attirera moins les regards dans cette partie dégagée. Je dois y aller Fersen, cette fois c’est à moi de faire ce pari et tout ce que vous direz n’y changera rien. Alors restez là pour me couvrir, j’y vais ! »
Et mue par une soudaine et incontrôlable impulsion, Oscar se haussa sur la pointe des pieds pour déposer un fugitif baiser sur sa bouche avant de se lancer sans transition vers les murs qu’elle entreprit de raser le plus silencieusement possible.
Tout alla très vite.
Trop sans doute.
Car même avec un intense effort de mémoire elle ne put jamais vraiment se souvenir de chaque détail. Un peu comme ces aquarelles qui se liquéfient sous le pinceau d’un élève négligeant.
Même bien longtemps, bien longtemps après, seuls quelques impressions fugitives submergèrent de ces instants. Des bruits. Son cœur battant sourdement dans sa poitrine bien sûr, les cris de ces hommes lorsque sa présence fut très vite découverte.
Puis les coups de feu, ceux de Fersen en riposte et leur fuite effrénée, qui lui sembla aussi interminable qu’une remontée d’outre-tombe vers le monde des vivants.
Le retour à l’auberge, sans trop savoir de quelle manière ils étaient parvenus à semer leurs poursuivants, et son rire à elle, cette joie sauvage qu’elle avait ressenti en brandissant la mince sacoche de cuir tel un trophée arraché à quelque monstre sanguinaire.
Tout cela ne compta pas, ne marqua aucunement sa mémoire.
 
Tout fut effacé. Au moment même où elle se retourna avec à ses lèvres son sourire de triomphe.
Il était là, debout, immobile. A la regarder silencieux et calme. D’une expression qui elle resterait à jamais marquée dans sa chaire, y incrustant sa douceur avec la vigueur d’un fer rouge.
Il n’y eut plus que cette douceur qui l’envahit, et ce beau regard d’aube pâle qui se voilà d’un éclat de brume et s’éteignit brusquement comme on souffle une flamme. Il n’y eut plus que son hurlement, à elle, quand elle le reçut dans les bras, quand elle découvrit ses main tâchées de sang, l’effervescence dont elle ne vit rien, ses hurlements encore lorsqu’on arracha ce corps inerte au sien pour le transporter vers une pièce voisine, escorté d’un homme qu’elle ne connaissait pas mais que l’on on appelait « docteur » .
Et puis plus rien.
Juste le vide.
Juste l’attente interminable.
L’angoisse.
L’espoir. 
Et la certitude que tout cela ne pouvait se terminer ainsi, de manière si absurde. Pas lui…
Ecouter son cœur, comme il lui avait dit de le faire, qui lui criait justement qu’il ne pouvait que s’en sortir.
Cet élan, qu’elle eut dès que le médecin rouvrit la porte, sûre de ses mots, sûre qu’il ne pourrait que confirmer ce qu’elle ressentait. Ecouter son cœur, c’est ce qu’il lui avait dit. Alors elle fut sûre.
Elle savait.
Voilà pourquoi elle souriait en écoutant cet homme, laissa voltiger les mots, se sentit légère, comme ivre…
 
_ « Je…mon garçon…je suis désolé. J’ai vraiment tout tenté mais…je n’ai rien pu faire. Je n’ai rien pu faire pour le sauver…je suis désolé… »





 
 
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