6P Designs.Adapted by Rozam

   
 
  21. Sans lui
 





Chapitre XXI                                     Sans lui



Alors c’était ça.
C’était ça la mort, ce cri muet tapi tout au fond de votre gorge sans jamais pouvoir en sortir. Qui vous ronge, vous obsède, vous rend folle…
 
Non. Pas folle…pas totalement tout du moins. Il n’aurait pas aimé cela. Alors non : folle, jamais. Au contraire, être exactement la même, être celle dont il avait venté le courage, celle qu’il avait deviné indomptable et forte. Et tant pis si cela n’était pas vrai, si à cette seconde précise et durant toutes les autres elle voudrait tomber à genoux pour laisser jaillir sa douleur, hurler ce cri même muet, tomber oui, et ne jamais se relever.
Elle serait forte puisqu’il le voulait. Elle serait forte pour lui.
Sans lui.
 
Oscar sursauta. Pour la énième fois une main venait encore d’étreindre son épaule en guise de réconfort, avivant sans le savoir la douleur de sa blessure à chaque fois. Douleur…La jeune fille ricana en son fort intérieur. Méprisable sensation, insignifiante brûlure auprès de l’étau broyant son cœur. Mais son corps, lui, n’avait que faire de ses souffrances morales, et il commençait sérieusement à se rebeller sous la maladroite compassion des clients de l’auberge. Elle se leva, pâle et raide comme un spectre, voulut regagner sa chambre pour échapper au ballet macabre de ces personnes qui ne voulaient que la réconforter pourtant.
Et puis se figea. Monter à l’étage c’était retrouver le souvenir de ses bras autour d’elle dans ce lit froissé, la douceur de ses lèvres contre sa peau face à la fenêtre, ses mains sur elle, ses mains…Un flot de bile amère remonta dans sa bouche, elle se détourna et revint dans la salle pour commander l’alcool le plus fort qu’on puisse lui servir, pour endiguer cette envie de vomir si peu digne d’elle-même. De lui.
Elle choisit l’endroit le plus en retrait, ses yeux fixes quasi hallucinés dissuadant quiconque de l’y poursuivre de leurs condoléances dérisoires. Sauf un.
 
Concentrée sur son verre, Oscar sentit brusquement une présence au bout de quelques minutes. Relevant la tête elle engloutit l’impudent d’un regard sauvage, prête à lui sauter à la gorge.
_ « Tenez, je crois que ceci est à vous. »
Un homme d’une quarantaine d’années s’était assis, dont le visage banal n’exprimait rien d’autre qu’une profonde compassion née de l’habitude. Il avait déposé sur la table la fine sacoche de cuir qu’Oscar avait lâché dans le désordre des heures précédentes.
_ « Vous ne voulez pas le voir…une dernière fois ? » demanda finalement l’homme avec grande douceur. « Je ne vous force pas bien sûr mais…enfin je…Bon, voici ce qu’il m’a donné avant de…vous savez… »
_ « Avant de mourir ? » trancha violemment Oscar. « Pourquoi ne pas le dire, docteur ! Ce mot vous effraie ? Pas moi ! Je n’ai peur de rien entendez-vous, de rien. Pas même de la mort !! » et elle avala d’un geste brusque une gorgée de ce liquide brûlant pour sanctifier son mensonge.
_ « Vous ne pourrez rien résoudre comme cela… » observa le médecin pour la forme, couvant la bouteille d’un regard désapprobateur quand elle se resservit. La jeune fille le toisa, le cloua sur place de son mépris ce regard, alors même qu’elle vidait de nouveau son verre en un geste de défi.
Il soupira puis tendit sa main, silencieux.
Alors, très doucement, il vit le fin visage changer, perdre sa rudesse et toute sauvagerie au profit d’une émotion vibrante de fragilité.
 
Sans plus prêter la moindre attention à l’alcool qu’elle renversa même un peu sur la table en redéposant son verre, Oscar fut littéralement hypnotisée par la petite lueur d’or mat nichée au creux de la paume du docteur.
Après de longues secondes elle l’y cueillit enfin, la respiration saccadée, trop proche du gouffre des larmes dans lequel elle ne souhaitait sombrer devant quiconque.
_ « Partez maintenant, laissez-moi… »
Il obéit, sans un mot. C’était inutile, plus aucune phrase de réconfort ne pouvait percer la carapace que ce petit jeune homme blond avait construit autour de sa douleur. Il hocha la tête de tristesse, contrarié du rôle qu’il devait invariablement jouer dans de telles circonstances, devenant à son corps défendant un messager d’outre-tombe.
_ « Ah, et puis il m’a dit ceci : « Yag élska dou, Oscar ». » articula maladroitement le médecin. « Je n’ai pas compris ce que cela voulais dire, je ne sais même pas en quelle langue c’était. Mais ce furent ses dernières paroles en tout cas… »
A peine si il semblait avoir été entendu. Alors il se détourna définitivement : sa mission s’arrêtait là de toute façon, même s’il n’en était pas très fier…
 
Restée seule et tête obstinément baissée, Oscar n’écoutait plus, n’entendait plus. Ne comptait que le poids infime pesant dans sa main, cette toute petite parcelle d’un bonheur à peine vécu, tout juste entrevu et aussitôt évanoui. Un bijou pour unique souvenir. Une petite part de lui.
Serrant ses mâchoires à se les briser pour ne pas pleurer, Oscar détailla l’objet. C’était une croix, mais si curieuse qu’elle fut un bref instant distraite de sa peine en essayant d’en comprendre la signification.
Elle n’était pas d’inspiration chrétienne, car ses quatre pointes étaient strictement égales et taillées en biseau à leurs extrémités, se resserrant en leur cœur. Des initiales y figuraient puis des chiffres…3 et 4, superposés l’un au-dessus de l’autre, des symboles qu’elle ne connaissait pas.
Jusqu’au bout le mystère aura donc entouré cet homme étrange…
Oscar referma son poing sur l’objet, puis ses yeux rougis de larmes difficilement contenues oscillèrent quelques secondes entre la bouteille d’alcool et la sacoche de cuir, qu’elle eut l’air d’enfin remarquer à ses côtés.
Ce fut cette dernière qui gagna.
Même sans lui la partie n’était pas terminée. Elle se devait de la poursuivre, pour lui justement. Pour que sa mort ne fut pas vaine. La seule chose qu’elle pourrait lui offrir, même s’il ne le saurait jamais.
 
Au début, elle n’y comprit absolument rien.
Un entrelacs de documents plus hermétiques les uns que les autres s’étalèrent bientôt devant elle, où les mots « servir la Cause », « chaos final », et « Révolution » revenaient souvent, sans que la jeune fille puisse clairement en comprendre l’application concrète. Jusqu’à ce que ses doigts négligents se figent, puis lentement dégagent et élèvent une feuille de papier où courrait une écriture nerveuse dévoilant quelque chose de si incroyable, de si effroyable qu’elle dut la relire, encore et encore…
 
Dans deux semaines, jour pour jour, allait se tenir à Sarrebruck en territoire prussien ce qu’il convenait d’appeler un « triumvirat », un rendez-vous secret réunissant trois des piliers de la puissance politique européenne actuelle: le Prince Grigori Aleksandrovitch Potemkine représentant Catherine II, Tsarine de toutes les Russies, et Ses Majestés Frédéric II roi de Prusse et Joseph II Empereur d’Autriche.
En réalité, cette entrevue faisait écho à un autre survenue deux ans plus tôt où ces trois même représentants avaient convenus du partage de la Pologne, territoire morcelé à l’époque pour l’unique profit de l’Autriche.
Cette deuxième réunion au sommet devait donc rééquilibrer les forces, et cette fois les Russes entendaient bien faire valoir leurs droits sur des territoires hautement stratégiques inconsidérément cédés.
Mais ce que ces trois puissances ignoraient encore, c’est qu’en vérité ce traité secret n’allait être qu’un leurre destiné à déclancher la plus implacable des guerres qu’ait connu l’Europe.
Et voilà où intervenait la fantastique machination fomentée par les Illuminatis, dont le Chancelier Maupeou s’apprêtait à se faire le bras armé. C’était d’une telle simplicité même, qu’Oscar en eut froid dans le dos en songeant que le destin des peuples tenait au fond à quelques lignes griffonnés sur un parchemin.
 
A l’origine, ce traité était le vœu du Roi Louis XV lui-même, ayant chargé ses Ministres d’en rédiger les clauses voilà presque six mois. La Pologne y était ainsi répartie équitablement entre la Russie et la Prusse, l’Autriche perdant de ce fait sa suprématie jugée trop inquiétante depuis deux ans.
Le Chancelier Maupeou, représentant du Roi, devait donc amener à Sarrebruck les termes de ce Traité et veiller à sa ratification, garantissant de ce fait une paix que l’on espérait durable entre ces ennemis d’hier.
Seulement, le texte qu’allait soumettre Maupeou n’était aucunement celui d’origine mais un autre radicalement différent destiné à semer la discorde entre ces trois puissances. Si honteusement outrageant même, que la réponse des Russes en retour ne pourrait qu’être cinglante et entraînerait la rupture de toutes relations diplomatiques établies avec la France au lendemain de la guerre de Sept Ans. Rupture attisée évidemment par le Chancelier en personne habilité à diffuser de fausses informations auprès de Sa Majesté, l’issue logique ne pourrait être que l’affrontement armée.
Et dans ce cas, ce n’était plus uniquement le destin de la France qui basculerait mais également celui de ses Alliers, forcés de se lancer dans un conflit entraînant des pertes humaines effroyables. La Suède, l’Angleterre, la Belgique allaient bientôt se voir contraintes d’intervenir elles aussi, et comme souvent c’était le peuple des innocents qui allait offrir sa chair aux gueules impitoyables des canons.
Et ce n’était pas tout. La consigne des Illuminatis était claire : en tant que Premier Ministre Maupeou était chargé dès les premiers signes du conflit de prononcer la dévaluation monétaire, afin de hâter la chute du Régime en place bien entendu. Et dans ce cas, c’était la famine et la guerre civile qui s’ajouterait alors à la misère du peuple.
 
Epouvantée, Oscar releva les yeux de cette atroce perspective résumée en quelques phrases égarées sur une feuille somme toute dérisoire. Brusquement, il lui sembla qu’un incroyable poids s’appesantit sur ses épaules et jamais, jamais elle ne se sentit plus désemparée qu’à cet instant.
Que faire…Comment agir, maintenant que…
Retenant le hurlement de souffrance qui l’étreignit, la jeune fille se concentra, enfonça ses ongles dans ses paumes pour se contenir et réfléchit. Qu’aurait-il fait…S’il avait été là, en face d’elle, la couvant de ses prunelles gris-bleu et ce léger sourire moqueur, si séduisant…qu’aurait-il fait…
Réfléchir… Museler sa peine, l’étrangler, pour un moment tout du moins. Ne plus être humaine, ne plus écouter son cœur pleurer des larmes de sang sur celui qui reposait là-bas. Agir…
Au prix d’un effort insensé elle réunit fébrilement les feuillets éparses, se leva. Jeta ses pas fébriles comme un réflexe vers la volée d’escalier, se ravisa encore.
L’étage était un sanctuaire à présent, jamais plus elle n’y mettrait les pieds. Tant pis pour ses effets personnels, pour…les siens également. Tout cela appartenait au passé, du temps où tous les deux étaient vivants. Les morts ne s’embarrassent pas de ce genre de choses.
 
Oscar de Jarjayes n’existait plus. Elle n’était plus qu’une force, anonyme, un concentré de haine et de douleur qui devait faire de son mieux pour exécuter sa tâche et puis se briser lorsque cela serait fait.
Elle allait sortir…mais ne put résister malgré tout. Elle revint sur le seuil de cette pièce vers laquelle se pressaient toujours quelques curieux. Ces derniers s’écartèrent un peu, frappés sans doute par sa pâleur plus grande que celle du cadavre qui se trouvait là. Mais elle ne bougea pas. Laissa la dureté de son regard épouser de loin les contours de ce fier et si beau profil immobile, s’attarda contre ses lèvres dont elle ne sentirait plus jamais la chaleur sur les siennes. Et partit, sans se retourner.
Fuir… 
 
Sa décision était prise. Elle ne pouvait désormais compter que sur elle-même, revenir à Versailles était folie vue l’urgence de la situation. La ville de Sarrebruck se trouvait à près de 150 lieues d’Orléans, et deux semaines étaient bien courtes même en chevauchant nuit et jour. Elle n’avait pas le choix pourtant, car le Chancelier lui non plus n’allait perdre aucune seconde pour porter le faux Traité, et s’il empruntait la voie fluviale comme initialement prévu, il arriverait évidemment avant elle.
La jeune fille ignorait si Maupeou l’avait reconnue dans la crypte de l’église, avec la cohue et l’effet de surprise c’était peu probable mais il ne fallait jurer de rien. Pour l’instant en tout cas, aucun homme en noir ne semblait dans les parages.
Alors elle fonça vers l’Est à pleine allure, lança son cheval vers le prochain relais où elle changea sans attendre sa monture fumante de sueur, prit tout juste le temps de manger. Poursuivant sans relâche son chemin, les yeux secs et froids, ses muscles tendus à se rompre pour tenir au-delà même de ce que lui permettraient ses forces, indifférente à sa souffrance extérieure puisque seules comptaient les larmes de son cœur.
Seule.
A présent elle connaissait la vraie signification de ce mot. Personne ne peut comprendre ce sentiment tant qu’il n’a pas vu la mort en face, personne ne peut savoir que dès ce moment vos oreilles se ferment au bruit du monde pour ne plus écouter que cette musique assourdissante et sinistre joué par votre cœur blessé.
Et dans ce cas la froideur du tombeau n’est rien comparée à celle qui se love en vous, insidieuse, éternelle, qui vous glacera vous semble t-il jusqu’à la fin de vos jours en songeant à cette petite part d’amour que jamais plus vous ne retrouverez.
Et Oscar, perdue sur ces routes hostiles vécut matin après matin cette agonie, goûta l’amertume du regret de n’avoir pas su saisir ce bonheur.
 
Après onze jours de cette chevauchée vers l’abîme elle arriva en vue de la frontière prussienne. Enfin… L’avant-poste français était devant elle, à quelques dizaines de mètres pas plus, la guérite des douaniers prussiens juste derrière. Et maintenant ? Elle n’avait aucun laissez-passer sur elle, aucune lettre prouvant son appartenance à la maison de Sa Majesté le Roi de France. Jusqu’à sa tenue civile qui ne lui permettait même pas de prouver son rang militaire, et dans un état de saleté repoussante certainement à cause de la boue des chemins. Oscar remonta son col, frissonnante, courba un peu plus les épaules sous le crachin persistant et la responsabilité écrasante de sa tâche.
Il fallait passer pourtant, coûte que coûte. Tant pis, y aller à l’audace malgré tout, et faire taire la sourde angoisse qui lui noua la gorge. Elle éperonna, avança résolument en direction du premier garde français, droite et fière, chaque coup de sabot augmentant ses pulsations cardiaques. Ce n’est qu’à cet instant qu’elle devina le piège. Presque à la toute dernière seconde.
 
Et c’est ce presque qui la sauve justement, car inconsciemment elle avait tiré sur les rênes pour retarder la confrontation, mue par un sentiment inexplicable. Peut-être parce que tout cela était trop facile précisément, parce que pas une fois elle n’avait eu le sentiment d’être suivie et que jamais cela ne lui avait semblé normal, se disant sans cesse que cette organisation sataniste ne pouvait se laisser si aisément damer le pion.
Aussi lorsque un homme émergea précipitamment du baraquement français elle ne prit même pas le temps de le détailler pour reconnaître sans hésitation Rochemont, l’âme damnée du Duc d’Orléans. Prévenu elle ne savait comment mais revenu de Paris pour l’attendre à la frontière.
Ainsi Ils avaient prévus sa manœuvre, Ils savaient qu’elle essaierait d’apporter les preuves de la trahison du Chancelier avant que ne soit signé ce Traité funeste. Qu’avaient-Ils inventés ? L’avaient-Ils accusée de trahison elle aussi envers la Couronne de France, pour que les gardes la mettent aussitôt en joug en lui intimant l’ordre de descendre et se rendre sans condition…
 
Alors elle fit exactement le contraire. Sans doute parce qu’elle n’avait plus rien à perdre, que la mort elle-même lui paraîtrait à jamais plus douce que l’existence. Elle éperonna sauvagement, presque heureuse au fond de pouvoir choisir sa propre fin, de mourir pour un idéal absurde, en une lutte perdue d’avance puisque le mal triomphe toujours du bien sur cette foutue Terre. Mais elle allait se battre malgré tout, jusqu’au bout.
Les premiers coups de feu sifflèrent à ses oreilles, et d’instinct elle exécuta la feinte que lui avait appris son père lorsqu’elle avait dix ans. En plein galop elle quitta un étrier, bascula son corps tout contre le flanc de son cheval qui lui servi soudain de bouclier vivant face à ses ennemis. Elle passa devant l’avant-poste français comme une flèche, accompagnée des cris hystériques des gardes et de Rochemont, relayés par ceux des prussiens devant elle.
 
_ « Halt ! nicht weiter !! » hurlèrent les espèces de casques à pointes en l’ajustant eux aussi.
 
Elle dut se redresser cette fois : la barrière était abaissée et il fallut éperonner encore pour franchir ce dernier obstacle. La pluie semblait aussi dense que celle des balles autour d’elle mais qu’importait, elle était encore plus animale que la masse musculeuse vibrant sous elle, aucune volonté humaine n’étant à la mesure de celle, primale, qui sous-tendait ses entrailles. Dès qu’elle aperçut l’allée cavalière sur sa droite elle fonça. Il n’y avait que des forêts par ici, des bois serrés à perte de vue, noirs, à la touffeur humide et rébarbative.
Elle bifurqua pourtant, continua sa course diabolique, son cheval semblant griffer le sol gluant de boue. Ils étaient là, derrière elle. Elle les sentit même si elle ne se retourna pas une fois.
Continua sa course folle, sans même savoir où elle allait avec à l’esprit ces quelques mots : Schloss des Schwarzwald…
 
Mais elle se trompait, son pressentiment fut imaginaire cette fois. Personne n’était à ses trousses.
Après une demi-heure elle dut ralentir, sa monture ne pouvant guère faire un pas de plus sans tomber sous elle. Elle descendit, cernée par l’humidité presque poisseuse des sous-bois. Oppressée par ce silence glauque, le froissement végétal de chaque feuille, chaque goutte de pluie, où pas un cri d’oiseau n’en heurtait la sinistre monotonie. Pas la moindre présence humaine. Seule. A jamais.
Alors Oscar tomba à genoux contre le sol humide, presque malgré elle.
Et hurla.
Enfin, sa plainte traîtreusement enfouie au fond de sa gorge s’humanisa, prit forme après des jours et des jours de silence. Elle l’extirpa, l’expulsa de sa poitrine à la briser mais curieusement elle en fut soulagée. Sans doute aussi parce que ses larmes se mêlèrent à celles du ciel, et qu’ainsi sa communion fut totale avec la souffrance de la terre.
 
Elle reprit sa route, à pied. Essayant de se guider grâce à la mousse des arbres lui indiquant le Nord et tâchant de ce fait d’avancer toujours plus au Sud dans ces bois glacés.
Habile manœuvre qui trouva sa récompense quelques heures plus tard, lorsqu’une trouée un peu moins dense lui indiqua sa route. Elle déboucha de nouveau dans une allée cavalière en fait, mais plus large et bénéficiant surtout de poteaux de bois mentionnant la direction de Sarrebruck. Epuisée elle refusa pourtant de remonter en selle, continua à pied pour ménager son cheval quand la nécessité s’en ferait sentir, au cas où elle percevrait des cavaliers. Mais aucun poursuivant n’était attaché à ses pas.
Il n’y avait rien d’étonnant à cela d’ailleurs, il était très peu probable qu’Ils se soient lancés à sa poursuite puisqu’Ils savaient où elle irait.
Schloss des Schwarzwald…C’était l’endroit mentionné dans les documents, celui où devait se tenir la réunion secrète dans deux jours, deux jours, si peu de temps…la jeune fille sentait un début de fièvre la gagner mais serra les poings. Il fallait tenir. Elle avait encore un peu d’argent sur elle mais c’était inutile ici, en plein territoire prussien. Peu importe, elle trouverait bien une grange ou une quelconque étable pour passer la nuit…
 
Elle crut réellement que jamais elle n’y arriverait. Deux jours à dormir au hasard, deux jours à éviter et contourner les villages par prudence, réduite à devoir chaparder quelques pommes d’hiver entreposées dans des endroits appelés « Kelter », ce qu’elle ne savait être des pressoirs. Puis se résolut tout de même à demander son chemin, mimant qu’elle ne comprenait pas un traître mot de la réponse. Et jura, quand elle tourna la tête sous les gestes frénétiques.
Foutre ! C’était donc ça ? Cette forteresse orgueilleusement dressée aux allures de château fort moyenâgeux, mieux gardé que la Bastille apparemment ?
Une seconde elle faillit renoncer. Une seconde seulement, sa volonté inébranlable reprenant le dessus, galvanisée sans doute par la fièvre qui la brûlait toute entière à présent. Avec l’énergie du désespoir elle repartit, priant de ne pas arriver trop tard : quitte à mourir autant le faire avec panache et pas lamentablement vaincue par cette fièvre stupide au détour d’un fossé. Les quelques heures qui la séparèrent des hauteurs furent terribles à vivre, partagées entre l’urgence de sa mission et la tentation de se laisser sombrer, de relâcher enfin chaque parcelle de son corps meurtri. Sans parler de son âme qui ne valait guère mieux.
 
Même le fait de devoir entrer dans cet endroit imprenable passait au second plan. Seul comptait d’avancer, avancer encore, gagner chaque mètre comme autant de victoires sur sa souffrance physique. Elle laissa enfin son cheval, presque en vue des premiers remparts. En réalité il n’y avait ni douves ni ponts-levis comme elle l’avait craint. D’ailleurs l’aspect rébarbatif et un peu barbare disparaissait lui aussi au profit d’une architecture solide certes, mais non dépourvue d’élégance. Mais de toute façon elle n’était pas là pour admirer les beautés du patrimoine prussien. Elle contourna l’ensemble, ses sens en alertes.
Et contre toute attente le destin sembla lui faire signe, pour une fois. Protégée par un bosquet de cèdres bleus la jeune fille observa bientôt de curieuses allées et venues. Des personnages évoluaient là-bas, près d’une porte qui semblait être l’office en un va-et-vient incessant pour décharger une quantité impressionnante de victuailles en tout genre. Une fête se préparait au château, certainement en l’honneur des invités royaux qui s’y trouvait.
Elle saisit sa chance, c’était la seule de toute façon.
Comme une folle elle se rua vers l’ouverture, bouscula le personnel absolument épouvanté de voir cet espèce de démon blond et hirsute surgi de nulle part, atterrit peu après dans les cuisines. Il lui fallut bien cinq bonnes minutes au moins pour atteindre les appartements princiers, traînant à sa suite un petit groupe d’énergumènes hystériques cherchant désespérément à la stopper, en vain heureusement.
Et puis aperçut enfin ce qu’elle espérait, le but ultime de son éprouvant parcours : ce qui tenait lieu de Grand-Salle était juste devant elle, avec en son milieu une table oblongue autour de laquelle se pressait effectivement le Chancelier et trois personnages qu’elle devina être les protagonistes et victimes de ce Traité de pacotille.
 
_ « Maupeou , espèce d’ordure!! » hurla Oscar, les yeux injectés de haine en déboulant telle une furie. « J’ai ici la preuve de ta trahison misérable vermine !! »
Ce fut alors le signal d’une épouvantable cohue, où la jeune fille jeta ses dernières forces pour abattre la barrière de soldats qui s’étaient enfin précipités, criant toujours, hurlant ses imprécations au Chancelier qui niait en bloc, donnait l’ordre au contraire de tuer ce « terroriste » voulant attenter à la vie de ses royaux compagnons.
Et soudain un coup de feu, unique.
Qui figea chacun, au moment même où Oscar allait succomber sous le nombre et l’épuisement. Puis une voix, derrière elle.
 
_ « Le Capitaine Oscar de Jarjayes a raison: Maupeou est un traître. »
Lentement, les yeux fiévreux d’Oscar s’agrandirent, et elle crut bien être folle à cette seconde. Presque au ralenti elle se retourna, le souffle court, sa stupéfaction sans borne engloutissant les deux hommes qui s’encadraient sur le seuil. Sans plus rien comprendre elle découvrit le Duc de Broglie en personne, guère étonné pour sa part de la situation. Pourtant ce ne fut pas sur lui qu’elle porta intensément son attention mais sur cet autre à côté, qui venait de parler et tenait encore fermement l’arme fumante dans sa main.
Et à sa vue Oscar se sentit pâlir, tout son sang semblant la quitter d’un coup.
Elle ne fit rien pour se maîtriser. Pas cette fois, elle n’en pouvait plus.
Elle se laissa glisser, engloutir par le voile qui s’abattit brusquement devant ses yeux, se vit presque tomber quand ses jambes se dérobèrent sous elle. Curieusement ce ne fut pas le sol qui la reçut : sa toute dernière sensation consciente fut le contact de bras puissants, dont la chaleur appela un souvenir précis. Une chaleur déjà éprouvée. L’espace d’un instant fugace elle se crut revenue à un bal, étroitement enlacée sur une terrasse baignée de lune…non, ce n’était pas p…
Et tout fut noir. 





 
  Aujourd'hui sont déjà 21 visiteurs (32 hits) Ici!
 
 
Ce site web a été créé gratuitement avec Ma-page.fr. Tu veux aussi ton propre site web ?
S'inscrire gratuitement