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  8. La dinde de...
 



Chapitre VIII
.   La dinde de Madame Grabuche
 
 
 



Elle allait les tuer, tous. Un par un. Et lentement. En les faisant souffrir.

Beaucoup.


Oscar n’avait pas pour habitude de prendre des décisions rapides ni extrêmes, elle réfléchissait au contraire mûrement à chacune des situations survenues dans sa jeune existence.
Sa pondération, sa prudence, sa sagesse même, avaient toujours fait merveille, pourtant à cette seconde son instinct de survie la poussa à trancher dans le lard des évènements, et pas que dans le gras : il fallait réduire en couenne cet être étrange portant culottes et doté de voix grave.
Le Mâle !
Le mâle dans toute sa splendeur devait périr sous sa lame vengeresse, il n’y avait pas à y revenir. Deux, tout particulièrement, qui devaient bénéficier sans attendre d’un tel traitement de faveur.
Le temps pour elle de retrouver l’usage de ses deux jambes et de ses deux bras en fait, coincés qu’ils étaient présentement par quelque chose de tout à fait immonde : André.
Pire, le corps d’André. Vautré sur elle, comme disait Fersen.
 
Ce dernier qui, justement, ne cessait de s’égosiller au-dessus d’eux.
 
- Hey ! Dites donc mon brave, vous avez gagné c’est entendu mais est-ce une raison pour l’écraser de votre poids de pachyderme ? Vous allez l’étouffer, cette tendre et fragile créature…
 

Oh mon mignon, c’est ça, c’est tout à fait ça ! Tu vas voir comme la fragile créature va te casser tendrement la gueule dès qu’elle sera debout !
Les tuer tous, ces hommes, pour mieux pouvoir ne plus penser à eux, JAMAIS.
Elle évitait surtout deux ennemis, terribles. Deux émeraudes aussi intenses que déplaisantes pour sa tranquillité d’esprit, rivées sur son visage, comme fouillant ses pensées les plus secrètes, et…
 

- Vous êtes sourd, mon brave ? Ma future épouse n’a que faire de votre proposition  dérisoire, puisqu’elle est déjà folle amoureuse de moi. Qu’avez-vous à répondre à cela ?
 

Oscar, déchaînée, bougea brusquement comme une forcenée sous son compagnon d’armes, initiative loin d’être désagréable pour leurs deux corps à sa profonde consternation…Encore plus rouge, encore plus furieuse, elle s’extirpa tant bien que mal de ce regard qui décidément ne la quittait plus, qui lui pulsait le sang rien que de l’imaginer posé sur elle, deviné du coin de l’œil quand elle interpella ce séduisant suédois.
 

- VOUS êtes sourd !! Ne vous ai-je pas dit qu’à la prochaine « ma future épouse » je vous faisais votre affaire ? Vous voulez vérifier tout de suite ?
- Mon aimée, voyons…
- LA FERME !
- Oh…j’adore quand vous êtes en colère ! Votre voix, mélodieuse, aussi onctueuse que du lait d’ânesse sur…
- LA FERME !
- …et votre bouche si…
- Faites attention Fersen, vous allez reprendre un troisième LA FERME dans les gencives. C’est très douloureux vous savez.
 

Oscar voulut bien foudroyer cet insolent étalé dans l’herbe, en appui sur un coude, mais il la regardait. Et de telle façon que…mais diable pourquoi faisait-il aussi chaud aujourd’hui ?
Cherchant désespérément une réponse mordante, en vain, la jeune militaire préféra avoir pour seul horizon le continent suédois, oubliant juste que ses côtes et ses vallons n’étaient pas très couverts. Le temps y était même foutrement dégagé par l’absence de chemise.
Et un sourire à vous déplumer les colombes, horriblement ravageur.
 

- Oui mon aimée, énervez-vous contre moi, vous êtes irrésistible ! Je suis à vos pieds !
 

Mortifiée, Oscar préféra prendre les siens à son cou. Tant pis.
L’ultime déshonneur, la fuite ! Un Jarjayes battant retraite, même dans les tranchées de Montluçon en 1464 on n’avait pas vu ça.
Ce duel, sa fierté…elle avait vraiment tout perdu. Et pourtant, qu’aurait-elle dit si elle avait su que le pire restait encore à venir ? Pire, bien pire que d’être coincée sous un corps délicieusement bouillantissime…
 

Arrivant en trombe par l’arrière du bâtiment avec le secret espoir d’éviter tout malandrin appartenant à la race détestée, ce Mâle insupportable, Oscar eut l’infortune de tomber sur celui qui seul pouvait prétendre avoir une place d’honneur dans ce cauchemar éveillé : son géniteur.
Si…différent, que la jeune fille se retint de mettre une main sur sa bouche pour comprimer le cri d’horreur à la vue d’une énorme choucroute garnie et bouclée lui couvrant le crâne, en fait la plus grotesque des perruques jamais créées.
La…chose, était une réplique de celles que portait Louis XIV, sorte d’ondulations frénétiques dévalant les épaules pour atterrir au milieu du bras, dont la couleur, ah la couleur ! Dont la couleur…ne ressemblait à rien de connu. En vérité Monsieur de Jarjayes avait tout d’un gros mouton roussâtre, ou d’un renard venant d’exploser sur une grenade, selon les avis. Oscar décida de n’en avoir aucun, d’avis : déterminer en quel monstre son père se transformait était trop pour ses nerfs passablement éprouvés.
Il était en grande forme, cela par contre c’était certain.
 

- AH, ma fille !! Fierté de mes vieux jours, consolation pour mes yeux fatigués, venez-là que je vous embrasse !
 

C’était sa dernière lubie, la prendre contre lui à tout bout de champ ; et par la même occasion l’étouffer littéralement dans cet entassement de bouclettes où d’invisibles vermines devaient à coup sûr se reproduire en toute tranquillité.
 

- Père, je…lâchez-moi ! Que vous arrive t-il encore !
- Ai-je donc besoin d’une raison pour épanchez la joie que me cause votre vision délicieuse ? Oh ma Fille ! Gloire des Jarjayes, Beauté du divin pays d’Arras, vous allez être Reine ce soir ! Reine de ce Bal avec une majuscule, quelle fête pour ma vieillesse chenue que de vous voir danser au bras de mon Girodelle adulé !!
- Père ! Je…
- Je sais, je sais, le bonheur vous irradie et vous laisse sans voix, comme je vous comprends. Moi-même, si j’étais une femme, aaah si j’étais une femme…
- Père !!
- Mais je suis bien mieux, je suis un homme comblé !! Avoir un tel gendre, qu’ai-je fait pour mériter tant de grâces ? Ma honte est telle de vous avoir brimé durant tant d’années que je n’osais plus me regarder dans un miroir…Ce qui aurait été une perte atroce, car avez-vous vu ma dernière perruque ? N’est-elle pas étourdissante et pleine d’ivresses ?! Je cherche désespérément mon Girodelle depuis tout à l’heure pour lui montrer, mais je ne le trouve point ! L’avez-vous vu, non ? Il me faut pourtant son regard sur ma merveille, sans attendre ! Cherchons-le, venez ! Voulez-vous m’y aider ? Voir son visage s’épanouir aux tendres lueurs de la confuse admiration à ma seule vue ne peut qu’achever de vous convaincre : il est l’Homme, le Gendre idéal ! Venez, venez !! Allons-y ! HOUHOUUUU, Beau-Fils, où êtes-vouuuuuuus !!!
 


Dans la seconde Oscar se trouva catapultée en avant, happée par le bras en une plongée sans oxygène dans les couloirs bondés de la demeure. Au pas de charge chaque pièce fut sillonnée sans pouvoir reprendre son souffle, son père s’extasiant sur à peu près tous les préparatifs qu’ils croisaient : les fleurs fraîches ornant les moulures et les lustres, les tentures de soie remplaçant d’anciennes bien trop sobres et tristes ou l’argenterie jetant mille feux à vous rendre borgne.
Toute une effervescence grandiose dont Oscar n’arrivait plus à rien distinguer, si ce n’était l’issue effroyable. Et la Salle de Bal…
Elle occupait toute la partie Ouest de la bâtisse, jamais elle n’avait servi pour dire vrai.
Depuis des années on avait exposé là les portraits des Jarjayes à défaut de savoir où les mettre, Oscar et André dans leur enfance l’appelait d’ailleurs le petit Théâtre des Horreurs tant certains tableaux laissaient perplexe. Leur grande distraction avait toujours été de compter le nombre de moustaches et de barbes représentées, exercice loin d’être évident quand on se rendait compte que les aïeules féminines tiraient vaillamment leur épingle du jeu. La vigueur pileuse parlait haut dans la famille…
A l’image d’Albigaïle de Jarjayes, petite-nièce de Louis le Pieux, dont le portrait était si affreux qu’Oscar n’avait pu s’empêcher de lui dessiner de petites cornes supplémentaires et des dents de vampire.
Elle avait été punie, durement, mais les fous rires qui avaient suivis avec André compensaient largement le pain sec et l’eau pendant une semaine.
Surtout que le petit garçon lui apportait des cerises en cachette.
 


Avalant les couloirs et les salons du rez-de-chaussée à toute allure, Oscar le cerveau embrouillé repensait à ces quelques bribes de souvenir, cette chevelure sombre et ce rire frais, ces yeux clairs à l’intelligence acérée et déjà mûre pour de si jeune années, protecteurs. Tout cela était donc perdu, à jamais…
Remplacé par…par…Les joues d’albâtre trouvèrent un nouveau regain de chaleur en songeant à ces même yeux tout à l’heure, sur elle, toujours aussi clairs mais infiniment changés, infiniment plus…troublants. NON !! Jamais, jamais elle ne laisserait cette stupide idée s’installer, à lui aussi elle dessinerait désormais mentalement des dents de vampires, pour s’empêcher à de songer à l’éclat d’un sourire incroyablement…rien !! RIEN ! Ce sourire était incroyablement rien, elle ne devait même pas y songer. Aucun souvenir, aucune trace, voilà.
Comme Girodelle, tiens, qui lui aussi était incroyablement invisible. Etranglé par un lustre, si seulement…
 

La course effrénée aboutit comme une évidence dans la cuisine, à croire que tout y convergeait éternellement, ou que Grand-Mère devait savoir tout sur tout sans doute, même les faits et gestes de Girodelle. Là aussi régnait une animation peu commune, les préparatifs connaissaient une sorte de pic d’activité proche du cataclysme alimentaire.
Il y en avait vraiment partout.
Les volailles étaient entassées dans un bel alignement attendant l’épreuve du feu, les pâtisseries leur lot de crème double pour s’habiller de fête. Pâtés, saucissons, terrines se mettaient au garde-à-vous jusque devant le cellier, les légumes se faisaient couper le tête et la queue sans broncher par deux marmitons appelés exceptionnellement en renfort.
Pas moins de quatre petits sauciers surveillaient le bon déroulement d’un caramel en préparation, d’un glaçage au vin de Bourgogne et d’une Béchamel fondante, quand à l’autre bout une avalanche de fruits s’apprêtaient à être inondés d’un Calvados hors d’âge et placés dans de fines coupelles de cristal.
Et Grand-Mère, hurlant ses ordres, farouche et magnifique dans ce chaos organisé, veillant sur le tout d’un impitoyable œil myosotis.
 

Le Général fonça sur elle, Oscar toujours au bout de son poignet tirée comme un ballot de linge.
 

- AAAAH !!! Grand-Mère, ma belle matrone ! Pardonnez-moi de vous distraire de toute cette féerie culinaire mais n’avez-vous pas vu mon futur gendre, mon tendre Girodelle chou ?
 

L’aïeule de figea, et lentement se retourna poings sur les hanches vers le militaire. Sans un regard pour l’hystérie capillaire démoniaque et rougeâtre, elle toisa le Général comme son pire ennemi.
 


- Monsieur…j’ai peur de comprendre…Vous m’interrompez au beau milieu de ce qui sera le couronnement de plus de cinquante ans de science gastronomique, où le moindre faux pas nous entraînera tous vers le ridicule national voire international, où la plus petite erreur réduirait en cendres des nuits de sueur et d’insomnie…pour VOTRE GIRODELLE CHOU ?!!
 

Les petites bêtes copulant lascivement dans la perruque du Général s’affolèrent d’un coup face au cri sauvage qui les éventa, Grand-Mère postée sous le nez de l’impudent pour hurler à son aise.
 
- Ai-je une tête à aller pister les bas de soie des gentilshommes en goguette ?!! Ai-je le temps d’aller batifoler derrière votre « champion » et son panache blanc ?!
Elle se dirigea vers les marmites et souleva un couvercle d’un geste sec.
- Ouhouu Monsieur de Girodelle, vous êtes là ?!
Le reposa et alla regarder sous un poisson.
- Girodelle chou, comment donc vous n’êtes pas là non plus ? Comme c’est étonnant !!
 
L’indomptable Grand-Mère revint sous le nez du militaire.
 
- Curieux non ? Il n’est nulle part ! Pourtant j’étais sûre de l’avoir vu nager dans ma bisque de homard il y a une minute à peine !
- Bon, bon Grand-Mère, ne vous énervez pas, allons…
- M’énervez ? Mais je suis très calme au contraire ! Pensez donc : une réception à plus de mille convives pour ce soir sans compter les courtisans-parasites qui s’invitent sans qu’on leur demande à la dernière minute, faisant grimper le tout à trois mille ; la modiste dont soit disant je dois encore m’occuper pour que ma petite Oscar ne ressemble pas à une courgette à rubans ; les pâtisseries qui menacent à tout moment de tourner de l’oeil ; les dindes de Madame Grabuche qui ne sont même pas arrivées ; la farce qui n’est pas prête, mais non voyons je n’ai AUCUNE raison de m’énerver vous voyez bien !!!
 

Ce fut sa longue expérience dans l’Armée Royale qui sauva Monsieur de Jarjayes. Adoptant la position dite « de la tortue » apprise en troisième année à Fontainebleau, il évita la bordée de noms fleuris extrêmement pas énervés qui suivi, de même qu’un tourniquet de louche dévastateur. Abandonnant sur place sa progéniture il sortit sans demander son reste, Oscar pas mécontente d’ailleurs de pouvoir éclaircir cette sombre affaire de courgette à rubans. Las…un autre cri fusa soudain au dehors, non plus de colère mais du triomphe le plus absolu.
Ce fut comme l’arrivée du Messie.
On ne respira plus, on fut en prière :
 
- Les dindes !! Les dindes de Madame Grabuche !  Elles sont enfin arrivées, elles sont là !! Les dindes sont là !
 
 

***
 
 


Sous le règne de Louis XV, Madame Grabuche avait fait grand bruit. Par pour ces dindes non, pas encore, mais pour une taille fort bien tournée et des jambes à l’avenant, la menant loin dans les hautes sphères du pouvoir, c'est-à-dire dans le lit du Roi.
Oh quelques nuits seulement, le Monarque se lassait vite de chaire même fraîche et adorable, aimant trop les changements et retournement de situation dans ce domaine.
La belle s’en était donc allée, mais avec en cadeau une aura de prestige que son intelligence de fille du peuple sut faire fructifier : elle épousa un nigaud, rôtisseur de son état.
La gloire était en marche.
Intriguant à coup de jambes légères elle parvint sans trop de mal à devenir fournisseur officiel de Sa Majesté, achetant une boutique, puis deux, qu’elle mena de main de fer.
Les années passant et sa beauté envolée, Madame Grabuche décida qu’il fallait frapper fort pour damer le pion à la concurrence. On dépensait des fortunes pour acheminer des volailles de la proche province, elle décida qu’il fallait se moderniser. Supprimant avant l’heure les intermédiaires, idée de génie qui des siècles plus tard ferait la fortune des escalopes Père Dodu, Madame Grabuche constitua son propre élevage de volailles, dans Paris, en prise direct avec ses boutiques. Plus de délais, des volailles toujours fraîches…l’argent coula à flot.
La notoriété fut telle que plus un hôtel particulier de la noblesse ne voulut se priver d’un tel met de choix, car elles étaient totalement succulentes et en tout point uniques ces merveilleuses petites bêtes à plumes.
Avoir un poulet, un chapon ou une dinde Grabuche à sa table, était encore mieux que d’avoir un ecclésiastique ou un philosophe de bel esprit. C’était la touche ultime de la réussite sociale.
 

Et le Général de Jarjayes ne pouvait faillir à la règle, à ses yeux la Fête n’aurait eu aucun faste sans une Grabuche ! Non, quinze. Quinze dindes, énormes, rien de moins car jamais personne n’avait osé. Une folie…qui marquerait les convives pour le restant de leur vie. Ah on s’en souviendrait de ce Bal, jusqu’à la nuit des temps !
Pour bien d’autres raisons Oscar allait très vite le vérifier…
 


L’agitation se calma, les voix baissèrent de plusieurs tons, la foule se fendit : portées par des commis tels les Rois Mages cheminant vers la Crèche, les dindes firent une entrée plus que remarquée. L’une derrière l’autre elles furent religieusement déposées sur l’immense table de bois brut face à Grand-Mère, l’aïeule couvant d’un oeil dubitatif ce tout nouveau peloton à s’occuper.
Jamais elle n’y arriverait.
Elle allait tomber d’épuisement, là, soudain, sa tête s’écraserait au beau milieu d’un pot de pâté et elle ne se relèverait pas. Parce qu’il fallait songer à la farce, des tonnes de farce à la hauteur de ces volailles sublimes, qui  rehausserait encore le croustillant de la peau et le moelleux de la chaire.
Grâce à Dieu elles avaient été préparées, vidées, plumées, plus de têtes ni de pattes ne dépassaient.
Mais avec le reste des préparatifs comment en venir à bout ? Le treizième travail d’Hercule ! Il lui fallait vraiment un miracle, rien que ça.
Et comme toujours quand on s’y attend le moins c’est exactement ce qui se passa.
 
Tandis que Grand-Mère considérait l’armée des quinze dindes d’un soupçon d’épouvante, des éclats de voix bien familières redonnèrent de la vie à l’ensemble.
 
- Je peux savoir ce que vous voulez dire, mon brave, par « elle n’est pas pour vous » ? Cela vous ennuierais beaucoup de préciser cette idée grotesque ?
- C’est tellement évident que ça n’en vaut pas la peine.
- Ah je vois ! Me prendriez-vous pour un imbécile par hasard ?
- En gros, en très gros c’est un peu ça. Vous voyez qu’il ne vous est pas impossible de comprendre des notions simples quand vous le voulez. Comme le fait qu’Oscar vous trouve positivement insupportable. Et qu’en effet elle n’est pas pour vous.
- Mais vous, bien sûr, elle vous trouve irrésistible c’est tellement évident ! Vouloir vous tuer me semble en effet constituer la preuve indiscutable d’un ardent amour !
- Et pourquoi pas ? Vous ne connaissez pas Oscar comme je la connais.
 
Fersen et André firent irruption à l’office, tombant nez à nez avec une Oscar en ébullition de s’entendre considérer comme un carré de terrain que se disputent les manants du coin. S’apprêtant à leur sauter verbalement à la gorge malgré ses esprits confus, elle fut prise de vitesse par son compagnon d’armes qui siffla d’admiration en voyant les volailles plantureuses étalées là.
 
- Ffffff ! Mazette ! Eh bien, ce mariage a du bon ! Jamais nous n’aurions fait une telle bombance sans cela ! Des dindes de Madame Grabuche, et neuf, dix…quinze !! On ne voit pas ça dans toute une vie.
 
Dépassant la jeune fille, André décidément enthousiaste et de formidable humeur, regarda ces quinze petites merveilles d’un air gourmand. Chez lui, c’était vraiment la panse qui parlait haut…Ce qui ne l’empêcha pas de remarquer aussitôt le désarroi de sa parente.
 
- Grand-Mère, mais tu es épuisée…Tu n’es pas raisonnable, il te faut prendre du repos.
- Ah, mais oui ! Comme si je peux faire la sieste quand on danse sur une poudrière ! Tu vois un peu la situation, tu ne sais pas que c’est ma réputation que je joue ? Je préfère la mort ! Mordiou tant pis, je vais mourir au milieu de ma farce mais je vaincrais, HA !
- Pas du tout. Personne ne va mourir puisque c’est moi qui vais m’en occuper. Avec Oscar.
 
- QUOI ?!!
 
Fersen, Grand-Mère, les cuistots, Oscar, les dindes si elles avaient été vivantes, crièrent avec un bel ensemble.
On crut avoir mal entendu, mais la suite ne laissa planer aucun doute.
André avec superbe autorité pria tout le monde de sortir sans discussion possible, prétendant que la haute gastronomie était avant tout une affaire d’homme, surtout la farce. Les rebellions furent très faibles, carrément inexistantes du côté des marmitons, « moins on en fait et mieux on se porte » était leur devise aussi la perspective d’aller glandouiller vers les lingères muselèrent leurs râleries.
Fersen par contre fut plus coriace.
 
- Mon aimée…n’écoutez pas ce maraud il divague. Je m’occuperai de lui plus tard si vous me le demandez, mais à l’instant que décidez vous : vous ne pouvez supporter son odieuse présence n’est-ce pas ?
- Oscar n’a aucune envie de la vôtre en tout cas. Et elle va effectivement m’aider ici pour soulager Grand-Mère. Pas vrai Oscar ?
 
Réellement furieuse, la jeune militaire explosa.
 
- Ferme-la André, ferme-la immédiatement ou je jure faire un vrai carnage cette fois ! Et ne me donne pas d’ordre, je te défends de m…
 
Elle se mordit les lèvres.
Un ordre…
Ce duel, ce foutu duel qu’elle venait de perdre…le voilà donc ! Le voilà ce premier des trois, cet ordre que tranquillement, sans en avoir l’air, il lui donnait et qu’elle se devait d’accepter devant Fersen. Elle ne pouvait rien dire, rien faire ! Se soumettre, juste se taire…et approuver.
La mort dans l’âme elle acquiesça lentement, sagement, devant un Fersen et une Grand-Mère médusés.
 
- Je…André a…raison…
Dieu que ce mot lui coûtait ! Elle lui ferait payer…
-…nous allons nous occuper de cela. Après tout c’est de…de mon mariage dont il s’agit, je n’entends pas rester là…à ne rien faire. Grand-Mère va te reposer un peu, tu en as besoin. Quand à vous Monsieur de Fersen allez vous vêtir enfin correctement. Sortez. Sortez tous je vous prie.
 
Les regardant s’éloigner et fermer les portes, Oscar crispa ses mâchoires, ses yeux d’azur chargés d’orages : un ordre ? Très bien, mais il n’avait pas stipulé qu’elle devait y mettre de la bonne volonté…
 
 



****
 
 
 


En quelques minutes cette cuisine devint une bulle hors du temps, le brouhaha toujours intact au dehors mais diffus, empli du silence relatif troublé par le glougloutement des soupières sur le feu.
Et de la présence d’André, pire pour la jeune fille que d’être enfermée avec un serpent à sonnette. Peu importe que cela finisse en pugilat, que tous les efforts de Grand-Mère se trouvent anéantis. C’était son mariage après tout, elle avait tout pouvoir d’en faire une gigantesque débandade ! C’était son seul droit, l’unique moyen d’action qu’on lui laissait. Et elle allait en faire le plus magnifique mauvais usage imaginable.
Pourtant quelque chose la déstabilisa secrètement : André ne paraissait lui prêter aucune attention particulière. Pas de triomphalisme, pas de sourire moqueur…ni de « fillette » à l’horizon. Et bizarrement elle se rendit compte que sans le plaisir de le contrer la confrontation perdait de son sel à ses propres yeux, qu’elle avait besoin de ses affronts pour mieux s’en protéger.
Et surtout ne voyait pas comment d’une telle quantité d’ingrédients différents on pouvait faire quelque chose de mangeable.
 
Le jeune homme, tout à son affaire, avait en effet sorti nombres de choses bizarroïdes qu’il comptait apparemment associer, à la profonde suspicion d’Oscar. Il posa bientôt devant elle deux paniers d’osiers contenant des sortes de bulbes inconnus puis un couteau, la jeune fille regardant le tout avec beaucoup d’hostilité, déterminée à jouer les mauvais esprits envers et contre tout.
 
- Et alors ! Que veux-tu que je fasse avec ça, des guirlandes ?
Indifférent à ce ton d’enfant méchante, il préleva un bulbe pour lui montrer calmement.
 
- Ceci, très chère Oscar, est un Allium ascalonicum, miracle étourdissant de la nature de la famille des Alliacées plus communément appelé « échalote ». Quand à ceci - il lui tendit de l’autre main le couteau - c’est un non moins étourdissant miracle de la nature né de l’habileté du Père Grougnou, de la coutellerie Grougnou et fils fondée en 1704. Comme tu le vois il y a un manche et une lame, je te laisse deviner quel côté est le plus coupant.
 
Oscar le fusilla du regard. Evidemment ! Comment avait-elle pu être si naïve ! Croire qu’il ne la défierait pas, ne se moquerait pas, à sa détestable manière comme d’habitude ! Les yeux clairs sur elle pétillaient de malice mais le visage restait sérieux, et elle le détesta, Oh par Dieu oui, de toute son âme ce butor. Ce séduisant butor…Elle crispa nerveusement ses mâchoires. Faire fuir toutes idées grotesques ! Depuis qu’elle avait mangé cette poire au chocolat elle n’arrêtait pas d’en être assaillie, décidément…
 
Elle arracha le pauvre petit Allium ascalonicum d’une rage à peine contenue : que croyait-on, qu’elle allait se dérober ? Elle en avait maté de plus rudes ! Elle se lança dans la bataille de l’échalote, sous le regard passablement dubitatif de son compagnon.
 
- Oscar…dit-il au bout d’un moment, le but du jeu est tout de même d’en laisser un peu à la fin de l’épluchage…
 
La jeune fille posa brutalement son couteau parmi les sépultures mauve tendre de trois feux Allium, débarrassés de leur peau en effet mais au final pas plus gros qu’un ongle de petit doigt.
 
- Mais vas-y ! Vas-y André toi qui es fort ! Fais-le donc, Monsieur le latiniste des cuisines !
 
Il soupira, résigné. Contournant la table André se posta à ses côtés pour lui prendre l’outil, une toute petite accélération de pouls la détrompa : d’autorité il saisit sa main dans la sienne, l’enveloppa d’une douce fermeté pour guider la lame sur une nouvelle victime, au creux de son autre paume.
Les mâchoires délicates firent leur office, gardant un semblant de contenance au visage confus d’Oscar. Heureusement qu’il ne pouvait la voir, penché qu’il était un peu devant elle, quelques mèches de ses cheveux bruns lui chatouillaient la tempe. Elle vit le couteau décacheter un tout petit bout de peau, à peine, puis lui faire doucement tirer cette épluchure légèrement translucide, comme une chrysalide d’insecte à manier d’infinies délicatesses. Une chaire lisse d’un mauve plus soutenue apparue, à l’odeur piquante et agréable, qu’il dénuda en son contour entier.
 
- Tu vois, comme cela.
 
Et il se tourna légèrement, vers elle, comme pour y guetter une improbable approbation. Oscar lutta ferme pour continuer de fixer ce stupide Allium ascalonitruc. Parce qu’elle perçut un danger très sourd à deviner, imaginer plutôt à quoi pouvaient ressembler ces deux prunelles couleur de forêt vue de si près. Elle en avait déjà fait l’expérience, tout à l’heure, allongée dans l’herbe, mais là…
 
- Comme tu peux le constater ce n’est pas bien difficile. Le tout est de manier cette gentille chose avec douceur, c’est tout.
 
Avec douceur, oui…
 
Oscar serra les dents. Elle n’était pas prête pour la douceur, elle ne voulait AUCUNE douceur dans sa vie, notion beaucoup trop inquiétante. Elle ne tomberait pas dans ce traquenard, l’échalote avait l’air innocente comme ça, mais en réalité elle était piégeuse cette ascolimachin avec son habit mauve à effeuiller.
Oscar s’écarta du jeune homme avec un rien de brusquerie, n’osa lever les yeux.
 
- Ça va, ça va j’ai compris. Je ne suis pas stupide…marmonna t-elle en s’attaquant à un autre bulbe traître.
 
Elle crut deviner son sourire. Peut-être rêvait-elle…mais non, elle voyait juste. « Pourquoi ne puis-je te regarder ? C’est…c’est pour mieux te détester mon enfant ! Moi j’ai de grandes dents, na. Je te mangerai tout cru. J’obéis à ton ordre mais c’est moi qui gagne, je gagne toujours… »
 
André reprit sa place, et sans un mot s’attaqua à l’autre panier qui contenait le petit frère de l’échalote : l’ail. Les odeurs puissantes se mêlèrent harmonieusement, preuve que dans les familles on peut encore s’entendre à merveille.
L’épluchage respectif enfin achevé la jeune fille fut satisfaite d’avoir retrouvé un semblant de sérénité d’esprit, c'est-à-dire une mauvaise foi et une hostilité à toute épreuve.
Elle le regarda sortir un escadron de poêlons pour y verser du beurre, puis les échalotes, faisant chanter le tout.
 
- Passe-moi les foies de volailles.
 


Hein ?!! Quelle était encore cette diablerie ! En quoi était-elle censée savoir à quoi ça ressemblait des foies de volailles d’abord, elle était militaire foutrediantre ! Et puis il y en avait partout ici des ingrédients, et puis…et puis il n’avait qu’à le faire lui-même bon sang.
 
- Alors, ça vient ?
- Mais que…quoi, qu’est-ce que tu veux ! rugit Oscar pour masquer son ignorance.
 
Il ne dut pas être dupe hélas, il la fixa par-dessus son épaule comme un cas absolument désespéré.
 
- Ne me dis pas que tu ne sais pas à quoi ça ressemble tout de même…
Elle leva le nez, effrontée.
- M…mais si voyons ! Je le sais parfaitement au contraire, c’est juste que…que tes bon sang d’Allium ascolichose font un bruit d’enfer quand elles cuisent !
- Quand elles suent.
- Pardon ?
- On ne dit pas « cuire des échalotes », on les fait « suer ».
- Si tu savais à quel point tu me fais suer toi aussi …mâchonna indistinctement Oscar.
- Je n’entends rien, tu dis ? Bon, et tu me les amènes ces foies à la fin ? Plus vite Oscar, plus vite, en cuisine il faut de la vigueur, allez hop, hop !
 
RHAAAAAA tu vas voir !! Oscar regarda en tous sens dans l’espoir de les trouver ces maudits foies et de les lui envoyer carrément à travers la pièce pour faire encore plus hop, hop, mais à la place se figea devant un baquet empli d’amas sanguinolents….
Aarrrr…non, ça ne pouvait quand même pas être ça…
 
- Tu comptes les fixer longtemps de cette façon et te mettre à genoux pour prier devant ou quoi ?
 
La mine dégoûtée Oscar se saisit du bout des doigts du récipient, le tint loin d’elle en renonçant à envoyer quoi que ce soit. La vue du sang ne la rebutait pas, mais songer qu’elle avait sous ses yeux une partie des tripes d’une volaille, et de si bon matin …Cela se mouvait comme une gélatine à chaque pas, c’était gluant, rougeâtre, c’était petit surtout, comme des cœurs de pigeons tout frais et encore vivants…
 
- Ça va fillette, tu tiens le choc ? Tu es toute pâle. Prends le cognac.
 
Ce « fillette » agit comme un aiguillon.
 

- Me prend-tu pour une saoularde ?!! explosa t-elle. Ou pire une mauviette ? Je vais très bien, je n’ai pas besoin d’alcool, crois-tu que je vais m’évanouir peut-être aussi ?
 
André leva les yeux au ciel, prenant à témoins d’invisibles alliés pour admirer son calme imperturbable face à la tempête.
 
- Pas pour toi le cognac Oscar, voyons, pour les foies de volaille ! Il faut les flamber au cas où tu ne le sais pas.
 


Non elle ne savait pas, et alors ! Et LUI, comment savait-il tout ça, aussi à l’aise avec ses poêlons qu’avec une épée ? Elle le détestait ! A quel moment de leur vie avait-il appris qu’on faisait flamber des foies de volailles ?! Et l’échalote qui suait, pourquoi personne ne l’avait mise au courant elle ? Ces certitudes basculaient, son système de valeur effrité par quelques ridicules abats, c’était inacceptable !
Allant chercher la bouteille d’alcool dans le cellier elle prit garde de ne pas être vue pour au passage en prélever une goulée, furieuse contre lui ou elle-même, elle ne savait plus très bien.
 
- Attention, recule-toi ça peut être dangereux.
 

Elle voulut répliquer bien sûr, fidèle à elle-même, mais une brusque colonne de flammes ronflantes et bleutées la rendit muette. Ses yeux écarquillés s’emplirent du spectacle diabolique et superbe d’un flambage effectué de main de maître, éclairant le sourire satisfait d’André.
Profitant de sa concentration elle osa pour la première fois véritablement le détailler.
 

Et ne trouva plus trace du petit garçon qui lui apportait des cerises.
Sans vraiment comprendre encore, elle sut confusément que plus aucun fou rire enfantin ne serait possible avec cet être devant elle.
Il avait changé, terriblement changé.
Magnifiquement changé.
Elle n’avait rien vu, jamais la question ne l’avait effleurée à vrai dire, de comprendre pourquoi son père leur avait interdit à l’âge de 14 ans  de se côtoyer comme ils le faisaient toujours.
Un beau jour André n’avait plus eu droit de venir dans ses appartements sans devoir frapper auparavant. Oscar avait trouvé porte close quand un soir d’orage elle voulut dire à l’adolescent une chose importante. Ces changements s’étaient installés ainsi, voilà tout, peu à peu ; s’étaient dilués dans le temps sans provoquer d’autre trouble que sa contrariété à elle, sa volonté affirmée ne pouvant accepter ce frein.
Enfants souvent il lui avait pris la main, comme tout à l’heure. Mais…
 


- A présent, va chercher les œufs.
 
Tandis que les dernières flammèches d’alcool disparaissaient sous ses yeux distraits, Oscar se rendit brutalement compte qu’à l’instant, s’était bel et bien posé une main d’homme sur la sienne.
André avait changé, définitivement changé.
Foutrerie…
 
- Et alors tu rêves fillette, tu veux peut-être que je te dise à quoi ressemblent des œufs, non ?
 


Ses yeux retrouvèrent leur colère habituelle, mais au moment de lui lancer une réplique acérée Oscar resta bouche bée, muette.
Subitement décontenancée elle tourna les talons : c’était bien contre elle-même qu’elle était furieuse. Qu’arrivait-il à sa hargne, à sa férocité ! Quel était ce mélange de contrariété, de malaise et d’énervement permanent, cette incapacité à vouloir le regarder en face. Elle ne reculait jamais, et voilà que cette stupide séance de cuisine se transformait en lutte d’influence, une lutte sans merci faite à sa conscience ! Foutrerie, oui !
Elle faillit ébrécher deux coquilles en posant le panier empli de paille sur la table.
 
- Hey, doucement ! Ce ne sont pas des balles de fusil. De la légèreté Oscar, de la légèreté.
- Il faudrait savoir ! lâcha t-elle, agressive. Du léger maintenant, toi qui voulais du « hop, hop » vigoureux  à l’instant ?
- Je préfère ne pas répondre. Allons, il faut séparer le blanc des jaunes maintenant.
 
Oscar fronça les sourcils, jaugeant ce qu’elle avait devant elle d’un œil perdu : blanc cassé, crème, beige à peine rosé…il n’y avait aucun œuf à coquille jaune dans ces paniers ! Alors pourquoi les séparer ? Pour trouver un œuf blanc ? C’est lui qu’on devait manger ? Sans rien comprendre elle se mit à choisir les couleurs plus foncées pour les mettre d’un côté de la table, les plus claires de l’autre….
 
- Mais…je peux savoir ce que tu fais ?! Tu…
 
Un formidable éclat de rire interrompit le délicat triage, laissant une Oscar encore plus perdue et furieuse face à André se tenant les côtes.
 
- Qu’est-ce qu…tu oses te moquer de moi ?!! Arrête de rire ! ARRETE !! hurla t-elle, et sans pouvoir se contenir lui envoya un œuf vengeur.
 


Là par contre, toute sa science militaire du tir de précision éclata, en plein sur la chemise du jeune homme qui ne bougea pas d’un pouce. Il baissa la tête, sans aucune espèce de réaction, suivit le lent dégouliné jaune poussin dévalant son torse.
Avec autant de fougue que sa précédente colère, Oscar éclata d’un rire jubilatoire. Ah bon Dieu, cuisiner commençait à devenir intéressant !! Très vite elle en pleura de joie, sous le regard apitoyé du jeune homme qui se mit à l’applaudir sans hâte.
 
- Alors là, Oscar…très, très intelligent. Vraiment bravo, pour un Capitaine de sa Majesté la manœuvre est remarquable, on sent la maturité du geste.
 

Elle n’en avait que faire de ses railleries ! Son rire cascadait joyeux, la libérait de tant de tensions, cette vision était parfaite de ridicule !! Une revanche bien puérile, oui, et quel délice !
Oscar essuya quelques larmes, deux soubresauts, et le tout se trouva soufflé comme la flamme d’une bougie, sans transition. Parce que…
La jeune fille faillit avaler de travers.
La vision se trouva indéniablement transformée en autre chose que du ridicule quand, hochant une tête apitoyée, André effaça d’un coup traces d’œuf et chemise en la retirant d’un geste sec.
 
Oscar écarquilla les yeux, hallucinée, au point de voir les quinze dindes comme prise d’un évanouissement collectif leur épanouissant les cuisses, devant un André nu jusqu’à la taille. Elle…elle devenait folle maintenant !
Des visions d’horreur ! De…de…Ses yeux, pas solidaires pour deux louis, ne purent quitter tant d’horreurs subtilement musclées, ses joues plus rouges que la braise, son ventre noué plus sûrement que devant les foies de volaille ! L’ENFER !! Une chaleur interne pire que tout ce qu’elle pouvait imaginer.
Juste à cause de ces pantalons noirs, parfaitement ajustés, ces bottes noires également, assorties aux mèches indomptées, cet être tout de noir vêtu si peu vêtu ?
Bon sang de bon sang de bordel, OU était le petit garçon aux cerises !! S’il y avait eu une branche ici elle se serait fracassée dessus, en biais ou à l’endroit, alors que jamais de sa vie elle n’avait eu la moindre affinité avec un volatile !!
Elle avait réussi à parler à Fersen dans la même situation, pourquoi cette fois se transformer en carpe guettée par l’incendie ?
 

- Je vais te montrer comment il faut séparer les blancs des jaunes…soupira le jeune homme soudain à sa hauteur. Et essaye d’avoir un peu de délicatesse dans le geste Oscar, le but n’est pas de faire une omelette à même la table.
Elle s’affola.
Il allait lui reprendre les mains, il…se saisit d’un œuf et le brisa délicatement contre le rebord d’une écuelle. Versa le jaune dans sa main, ses doigts plus exactement entre lesquels coula le liquide épais et transparent, visqueux…
 
- A toi.
 
Qu…que devait-elle faire ? Oscar tâchait mentalement de reprendre le fil d’évènements qu’elle était furieuse d’avoir délaissé, elle ne comprenait pas. Elle se sentait mal. Sa poitrine s’étouffait sous les bandages douloureux, elle allait imploser. Son front la brûlait, tandis qu’une petite goutte espiègle s’échinait à couler le long de sa colonne vertébrale. Très lentement. Désagréablement. Et avec tout ça il fallait séparer le blanc d’un jaune. Le jaune de quoi au fait ?
 
- A toi Oscar ! Et vite, nous n’allons pas y passer la nuit tu sais.
- Passer la nuit ? De quoi, avec qui ?
- Ah Oscar, tu es douée, ça fait vraiment peur.
 
Hébétée elle regarda sa main lui tendre un innocent petit coco, et son corps passer derrière le sien.
Gueuh…
Oscar déglutit avec difficulté. Comment en était-on arrivé là ? Elle vit des bras nus l’entourer, se fondre aux siens dans leur prolongement, ses mains contre les siennes. Contre les siennes.
 
- Tu le prends tendrement, voilà, sans brutalité…
 
La vaste poitrine comprimait calmement son dos, et sa voix tiède…quelque part dans ses cheveux.
 
- Manie-le avec douceur ou il t’explosera dans les mains.
 
Et ses hanches, bon dieu ses hanches…
- Fais bien attention, c’est la partie délicate de l’opération : si tu es trop brusque tout est raté. Casse-le…très bien, et tout de suite prends le jaune au creux de ta main, vite, pas trop…voilà.
 
Les lèvres d’Oscar s’entrouvrirent sous la sensation, jamais elle n’aurait imaginé qu’un œuf pouvait être si…soyeux…gluant, si totalement troublant…mais était-ce bien l’œuf ?
 
- C’est ça. Tu as compris cette fois ?
- Non…
Elle avait parlé sans réfléchir. A cause de la petite goutte délicieusement disparue sous la force de la carrure contre elle, contre…ses fesses bénéficiant d’un tel traitement de faveur, jamais éprouvé, fait de frôlements, de pressions, plus ou moins longues…
 
- Sois un peu attentive bon sang. Je t’aide encore une fois, après tu le fais seule.
 

A cause de cette cuisse puissante légèrement entre les siennes…
Elle ferma les yeux. A quoi bon la vue dans un invisible monde parallèle ? Où la colère fondait comme neige au soleil, les gestes, les respirations comme autant de brise vous secouant l’âme, lézardant vos résistances belliqueuses. Jarjayes, ce mariage, son père et ses perruques démentes n’existaient plus. Juste André, elle…et un œuf. L’origine du Monde.
 
- Ne te crispe pas voyons. Tiens le fermement tout de même, mais en douceur. Voilà…bien…
 
Oscar fixa accessoirement ce qu’elle faisait, des traînées de brume plein la tête.
Elle était en nage, et commençait pourtant à se sentir bien. Enfin…différente plutôt. Savoir si cela était agréable restait difficile à définir. Il lui en fallait plus. Plus de cas d’études, plus d’éléments comparatifs. La recette ne faisait que commencer après tout ?
En y réfléchissant, cuisiner n’était pas si rébarbatif que cela admit-elle vaguement...




 
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