6P Designs.Adapted by Rozam

   
 
  6. Bonbons au poivre
 




Chapitre VI.      Bonbons au poivre.





L’heure était grave, la situation désespérée, et plus le moindre souvenir d’une quelconque méthodologie stratégique pour y faire face.
Des années d’études ardues, austères, de circonvolutions militaires couvrant presque tout l’éventail de la balistique, du lance-pierre préhistorique au canon à obus défragmenté, de l’effort, de la hargne, de la rage et des larmes, tout, absolument tout pour finalement se retrouver coincée dans un placard à balais incapable d’avoir deux idées cohérentes à la suite.

Quelques informations cérébrales voletaient pourtant jusqu’aux sens d’Oscar : « bras musclés autour de… », « voix chaude sur ma… », « torse près de mon… », et toutes ces notions pourtant vitales s’effondraient aussitôt formulées. Il devait y avoir une solution. Forcément. Il y en a toujours une mais le seul inconvénient était son corps lui-même, qui soudain décidait de balancer des années de discipline comme on jetterait son corset par-dessus les moulins.
Il eut chaud, ce traître, terriblement chaud.
Gagné par cette sourde fièvre dont la jeune fille aurait eu grand-peine à déterminer la cause, acharnée qu’elle était à se persuader d’une brutale et fulgurante allergie à la poussière. Placard à balais, poussière, allergie. Logique.
De mieux en mieux à présent elle ne pensait plus que par syllabe, omettant les verbes, les adjectifs, un peu les pronoms aussi, ce qui menaçait de donner un ensemble follement cohérent : « chaud placard, chaud, And’…, chaaaaaaaaaaaaaaauuuuuuuud !!! »

Donc dans le tas l’intrus devait être « And’… », pas de doute.
Un prénom connu, à deux syllabes, et pas foutue de pouvoir le penser en entier…
 
Une allergie à « And’… » peut-être ? 
Oh bon sang, mais pitié ! Etait-ce si difficile de garder les automatismes séculaires ? Respirer, avaler, penser ! De dieu si elle y comprenait quelque chose. Tout ça à cause de cette brise tiède sur sa joue, un peu plus bas, à un endroit indéterminé en fait, qu’il valait mieux ne pas essayer de déterminer du tout d’ailleurs, jamais. Restée coincée entre le mur et…mon dieu, ces deux étaux, ces bras brusquement si imposants. Se rebeller ? Oui, cet automatisme elle se devait de le conserver, trop profondément ancré qu’il était pour l’oublier si aisément. Et ces dernières heures lui avaient suffisamment donné matière à le faire, suivre le mouvement serait facile.
Oscar ouvrit la bouche pour lancer une phrase impérissable sans verbe ni complément d’objet direct, quand la voix infâme de suavité sourda de nouveau sur son visage.
 

- A présent très chère fillette je veux des explications.
 

Tous les éléments syntaxiques s’écroulèrent avant même d’avoir franchis sa bouche, cette dernière tremblante comme la feuille au vent mauvais des sensations. Ca y est. Elle l’avait repéré. Ce souffle, elle savait où il se posait. Plus sur sa joue, pas encore sur ses lèvres…L’arme la plus redoutable qu’elle ait jamais eu à affronter, inconnue. Et c’était déroutant cette ignorance : d’habitude à la massue s’oppose l’épée, le canon au fusil. Mais là, comment trouver la parade ?
Comme un animal pris au piège Oscar se raidit, essaya vaguement de détourner son visage en forçant son cerveau à ne capter que l’ignominie suprême : « fillette ». L’affront devrait se laver dans le sang.
Mais pour l’heure répondre, le tuer à coup de mots assassins.
 

- Lâ…lâ…lâche-moi…
 

Charmant : face à la horde sauvage de ces bras audacieux elle disposait d’une pauvre petite arme qui faisait flop flop. Pourtant, outre cette caresse tiède un détail lui sauta littéralement au visage. « Explications » ? Pourquoi ce mot, quel en était le sens ? C’était ça qui lui valait d’être dans ce stupide endroit plein d’objets barbares, dont personne en cette demeure n’en connaissait l’utilisation exacte ? Cette pensée la rasséréna. La fierté des Jarjayes brilla soudain sur le front lisse, les cohortes des aïeux prêts à lui venir en aide, soutenant sa mauvaise foi de leurs petits bras osseux et moisis. Tiens, prends ça pour explication !
 

- And’…ré, faquin, de quel droit me poses-tu cette question ! En quoi une « explication » !! LACHE-MOI !
 

Tout lui revenait, les réflexes, ses armes redoutablement efficaces, s…
 

- Je veux connaître la raison de ce brusque mariage. Et avec qui te maries-tu Oscar, que se passe t-il ici, qu’arrive t-il à ton père !
 


La jeune fille ouvrit la bouche et…toutes ses armes redoutablement efficaces s’émoussèrent encore une fois piteusement. Parce qu’elle n’avait aucune réponse à fournir ; et que ce souffle, décidément, ne lui convenait guère. Inconnu, trop dangereux…
Dans la pénombre tout se devinait confusément, les sentiments comme les attitudes. Elle ne voyait pas ce visage penché sur elle, juste guidée par ses propres ressentis très peu fiables, sa colère sourde. Ce désastre écumant les couloirs de la demeure en robe de chambre, ce père, tenant dans ses bras…Girodelle !! Cette vision-là n’était pas prête à s’effacer. Et elle peu prête à rester dans ceux d’André. Une allergie, cela devait être ça.
 


- Je n’ai aucune « explication » à te fournir ! cria t-elle se dégageant d’un coup d’épaule. Et personne ici n’a le droit de m’imposer quoique ce soit, toi moins que quiconque sache-le ! Je ne sais pas ce qui se passe, et je ne vais pas me marier, sur mon honneur. Et si tu as des questions, demande donc à ta chère grand-mère qui traficote de drôles de choses dans sa cuisine à longueur de journée. On me veut douce et soumise ? On m’aura féroce et sanglante ! On veut des amours sucrées ici ? Et bien on aura du meurtre ! Je ne me laisserai pas faire, et toi, toi cher petit faquin, tu vas goûter de mon épée sans plus tarder ! Je te défie André, toi et les autres, je te provoque en duel demain matin et cette fois l’enjeu sera de taille. Je ne veux plus de ces « fillettes », jamais ! Je suis un HOMME, vous tous entendez-le, je le suis en mon âme, je le serai en conscience. Ne t’avise plus jamais de me toucher, de me parler, sinon pour signifier ta défaite.  Parce que tu vas perdre, face à moi tu ne fais pas le poids ! Je suis fort, je suis un Jarjayes, et je hais entends-tu, JE HAIS LES PLACARDS A BALAIS !!!
 


Cette tirade pleine de fracas s’acheva par l’effondrement d’une partie de ses ennemis : elle vira de parfaite manière mais au moment d’ouvrir cette maudite porte un escadron de plumeaux lui tomba dessus, à la grande joie du misérable aux bras audacieux derrière elle.
C’était décidé, « And’… » devait vraiment mourir.
 


Le rire mortifiant résonna longtemps, bien après qu’elle eut claqué la porte de ses propres appartements. Il était là ce rire, dans son esprit, dans sa chair de même que ce souffle infâme et bien trop doux la marquant de son empreinte. Quelle avait été cette gêne fugace ? Pourquoi son corps avait connu l’abomination brève mais intense de faiblir devant l’attaque ? Tentante et follement repoussante cette sensation…un peu comme une douceur, de ces friandises toutes de fondant mais au cœur aussi piquant qu’un grain de poivre. Et cette toute, toute petite voix soufflant cette toute, toute petite musique : « cela n’était pas si désagréable, après tout, pas si désagréable… ».
LA FERME !!



La vaillance de Jarjayes devait parler à travers son bras vengeur, et à défaut de sortir de ce cauchemar matrimonial elle sortirait victorieuse, oui.
Quelques pas vers la fenêtre la renseigna : au dehors les préparatifs battaient leur plein, une noria de domestiques se relayaient comme en une ruche démentielle, dont la Reine était son père évidemment. Cauchemar…mais quel en était donc la source ! Qui avait alimenté ce mécanisme infernal. Tout paraissait étrange, elle-même ne se sentait pas confortable dans ses convictions. La lutte ne faisait que commencer pourtant, mais une curieuse langueur la saisissait. Face à l’ampleur de la tâche sans doute. Qu’à cela ne tienne : partir au combat était une de ses grandes spécialités, comme Grand-Mère ses ragoûts. Grand-Mère…faudrait-il qu’elle la cuisine elle aussi pour savoir le fin mot de tout ceci.
Mais avant, tuer la révolte dans l’œuf ! Faire cesser ce rire impudent, le chasser de ses pensées. Et le souvenir de cette caresse volatile. Définitivement.
 


****
 


- Comment donc ! Pourquoi choisir ? Mais prenez-les toutes, prenez-les ces chemises car elles sont faites pour vous ! Faites chanter votre corps, Ô mon Girodelle !
- Général, je…
- Général ? Mais appelez-moi Régnier, Rény, appelez-moi Père, vous que  mon cœur nomme déjà « fils » !
 


L’accolade ne fut pas franchement filiale, ce qui n’eut l’air d’incommoder ni l’un ni l’autre.
Grand-Mère par contre faillit définitivement y passer lorsque, innocente, pétrie de remords, elle voulut entrer à cet instant dans la pièce pour avouer son forfait culinaire et dire que toute cette débandade était sa faute, sa très grande faute. Voir soudain Girodelle la joue fripée contre l’épaule du patriarche, ce dernier laissant aller une main de plus en plus bas sur l’échine provoquant force sourire et soupirs, la vaillante aïeule eut comme la fulgurance d’une catastrophe dépassant de loin les effets secondaires d’une blanquette de veau. Quelque chose partait en quenouille, quelque part, il n’était pas possible que de substances plus ou moins licites mises dans son ragoût fussent à l’origine de ce tableau dépravé. Il y avait autre chose. Tellement grave que savoir « quoi » devenait secondaire. « Comment » était autrement plus important pour le contrer.
Aussi, avant d’avouer le moindre petit fétu de paille encombrant sa conscience il fallait débusquer la poutre chez le camp adverse. Et au besoin l’utiliser pour assommer tout le monde afin de les calmer.
 


- Général, Girodelle ? Mais que signifie ? Que faites-vous donc !
 


Ils devaient être réellement perdus dans des contrées paradisiaques rien qu’à se tenir à proximité, car ni l’un ni l’autre, nobles qu’ils étaient, notèrent l’impudence de la demande venant d’une domestique, même de statut spécial telle que Grand-Mère. Au contraire, comme fort heureux de partager une joie décidément inépuisable, le Général de Jarjayes, toujours en robe de chambre, vint vers l’aïeule en agitant la coiffe étrange sur sa tête.
 
-

Grand-Mère, savez-vous que je ne vous oublie pas : dès demain vous allez avoir l’extrême plaisir de faire porter une robe à votre chère petite.
- Je vous demande pardon ?!
- Oscar va recevoir la modiste incessamment, il vous faut l’assister. J’aurais bien demandé à « mon fils » de le faire, mais il n’est tout de même pas convenable qu’une future épousée soit dévêtue par son mari avant la noce, AHAaa !
- Co…comment : Gi…Gi…Monsieur de Girodelle, le fiancé d’Oscar ??!!
- Mais par Dieu, vous débarquez Grand-Mère? Ne savez vous point que le doux Victor-Clément est désormais mon champion ? C’est lui, lui que mon cœur a choisi et je ne sais comment même j’ai fait pour ne jamais le voir, lui est sa mâle beauté éclantante de naturel. Quel mari pour ma fille ! Quel joie pour ma main, quel plaisir pour ma vue, q…
- Général, vous n’allez pas faire l’inventaire de vos attributs, j’ai compris ! Mais quel champion, en quoi  ?!
- Aaaaaaaaaah douce Grand-Mère, vous êtes ravissante vous savez dans votre candeur…Comme je ne suis pas un sauvage j’entends à ce que ce Bal donne sa chance à chacun pour conquérir cette merveilleuse blondeur. Tout du moins en apparence. Car…je vais œuvrer ! Je vais m’ingénier à le vendre, à en faire un objet de désirs les plus fous cet homme aimé, pour que de tendres confidences échangées au clair de lune clôturent cette charmante machinerie ! Ma fille doit être friande de cela, puisqu’elle me ressemble.
- Ah parce que vous aimez la lune maintenant, vous ?!!
- Ne connaissez-vous point l’amour courtois très chère mie ?
- Mie ?!!!!
- …où le champion est l’élu d’une gente damoiselle, celle-ci prête à lui accorder de doux baisers pour quelques merveilleux sonnets faits à sa gloire…Tenez, beau Victor, je crois bien que si vous me composiez de doux sonnets à moi aussi, je pourrais également vous…
 


Grand-Mère s’enfuit sans demander son reste, l’écoute de ce qui se profilait la traumatiserait pour le restant de ses quelques années de tranquillité passées encore sur Terre. Non ! Horreur et perdition ! Sa tendre petite aux mains de ces scélérats ? Girodelle ? Homme de valeur peut-être, mais pouvait-on avoir pleinement confiance en un homme qui se vautre sur l’épaule d’un Général de sa Majesté ? Le doute était permis.
Voulant un peu plus tôt arrêter le délicat mécanisme amorcé par sa cuisine sulfureuse il n’était désormais plus temps de douter justement. Le grimoire était la seule source à épuiser, la seule science à exercer. Diable de Diable, au secours Maman Triquet ! Continuer cette divine cuisine même si l’Enfer était au bout…
Un champion ? Et bien elle aussi allait avoir le sien.
 



****
 



Monsieur de Fersen avait mal à la tête, pour dire vrai la plus formidable migraine de sa vie.
Un peu comme après une folle nuit de beuverie sauf qu’il ne se souvenait d’absolument aucune libation à échelle internationale, vu l’ampleur de la gueule de bois ; tout au plus de curieux souvenirs émergeant de temps à autre.
Déjà le lieu de son réveil, remontant à quelques heures, avait fait l’objet d’interrogations complexes, de lourdes spéculations pour déterminer la raison d’un certain nombre d’éléments disparates. Comme la présence de potirons disséminés tout autour de lui par exemple, que malgré sa meilleure volonté il ne parvenait pas à en comprendre la signification première. Il ne goûtait que fort peu ce légume à l’habitude, il n’y avait donc aucune logique à se retrouver ainsi à demi allongé dans une sorte de remise où s’entassait ledit cucurbitacé, pour la plupart dans un piteux état. Certains étaient coupés par le milieu, des bouts jonchaient le sol, presque à croire qu’une terrible bataille avait eu lieu ici. Un esprit simple aurait pu en conclure qu’il avait dû faire face à une vaste attaque de potirons sauvages et qu’il s’était défendu vaillamment, mais à sa connaissance le légume était pacifique et lui-même n’avait pas pour principe de frapper un légume qui à priori ne lui avait rien fait.


Le deuxième élément étrange était qu’il fut torse nu. Et là encore les souvenirs étaient flous, vraiment très flous, pour ne pas dire inexistants. Par contre le bas de son corps était correctement vêtu, ce qui en soi n’était pas logique du tout. S’il avait bu plus que de raison il n’aurait pas trouvé curieux de se réveiller en charmante compagnie, même sans aucun souvenir, même dans une remise obscure.
Par contre se retrouver dans ce manque de tenue et le torse plein de bouts de potirons, là il y avait de quoi s’inquiéter. Il ne se connaissait aucun penchant douteux pourtant, pas de notable en tout cas, aussi la perspective  d’entamer une carrière de séducteur de concombres ne l’enchantait guère.
Tout cela menaçait sérieusement de manquer de panache.
Le beau suédois se mit debout péniblement, fourragea son épaisse chevelure pour y mettre un peu d’ordre, essayant de déterminer l’heure qu’il pouvait être. Toutes ces tâches fort importantes lui firent un peu plus mal au crâne mais l’évocation de la lumière du jour lui causa une commotion : ce duel !
Ce duel à l’aube contre ce petit coq de Capitaine de Jarjayes ! Le soleil était-il déjà haut ? L’heure passée, qui sonnerait ainsi sa couardise ! N’avoir plus aucun souvenir et devenir la risée de la Cour ! Il fallait agir, au plus vite. Après tout peut-être n’était-il pas trop tard ? Sortir de ce trou à rat pour commencer, savoir comment il y avait atterri passerait après. Avisant un escalier il le grimpa quatre à quatre, déboula sur une porte qui grâce à dieu n’était pas fermée, l’ouvrit à toute force et déboucha sur….
 


- HIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !!!!!!!
 


Une voix suraiguë percuta Fersen de plein fouet, et pour un peu c’est lui qui aurait bien volontiers poussé ce cri. D’effroi, sous la vision un tout petit peu cauchemardesque pour sa mâle vanité : c’est avec CA qu’il aurait passé la nuit ?!!
Devant lui, dans une petite arrière boutique, assise à compter se recette du jour sans doute, se trouvait une dame pas très jeune à forte poitrine, la lèvre solide ombrée d’une moustache discrète mais bien présente, et d’un sourire qui claquait sur une absence de dents appelant l’épouvante. Et où le doute était permis de croire qu’il y avait un peu plus qu’une vague connaissance entre eux, est que justement cette laideur s’épanouit comme tournesol au soleil dès qu’elle le vit, et que son cri n’était pas d’effroi mais bien de dévotion, d’admiration, de béatification, avec la nette impression d’incarner désormais pour elle le Messie. Elle ne tomba pas à genoux mais presque, croisa les mains sur les steppes sauvages de ses seins et hulula son ravissement.
 
-
Voilà t-y qui l’est réveillé !  L’a t-y faim, l’a t-y soif ? Voulons t-y un bain pour qu’on l’y frotte le dos ?
 


Cette dame faisait apparemment partie de ces gens qui, bien que vous voyant dans la pièce, s’adressaient à vous comme si vous n’y étiez pas. Et ça plus l’emploi du  pronom impersonnel pour sa propre personne, le mal de tête de Fersen augmenta vers des sommets pharaoniques.
Le sentiment de parler à quelqu’un sans lui parler tout à fait tout en lui parlant devenait trop pour son pauvre crâne. Il avait un duel imminent sur les bras, assorti d’une honte sans pareille s’il l’avait raté, alors cette folle moustachue passerait après. Il n’était qu’un homme après tout, il n’avait pas quatre bras.
Monsieur de Fersen se composa une attitude bas de soie, de celle qui vous rend le genou souple parmi la courtisanerie.
 


- Madame, je ne sais d’où nous nous connaissons mais croyez sans offense aucune que je n’en aie plus aucun souvenir. Aussi, dans l’attente de quelque émergence qui je l’espère ne sera point trop compromettante ni pour l’un ni pour l’autre, veuillez agréer Madame mes salutations distingu….
- Quoi ? Mais qué qu’y dit ! L’on la mémoire toute chafouine ? Hortense-Marie voyons, vous me reconnaissez point ?
 

Ben non.
Même l’accent, rien. Fersen était pourtant féru de dialectes locaux, mais cet espèce de baragouin n’éveillait rien du tout, si ce n’est l’envie irrépressible d’être loin de cette grosse chose, de trouver un cheval et éventuellement une chemise, puis de courir ventre à terre à la demeure Jarjayes pour défier qui de droit. Tiens…curieux. En évoquant ce lieu, Jarjayes, d’étranges images fulgurèrent en son esprit douloureux, comme si…s’y était-il déjà rendu ? Il lui semblait que oui…Un autre visage de femme se superposa, une drôle de frimousse chenue aux binocles espiègles, des cheveux argentés, un parfum suave, exquis…
 

- Grand-Mère…
- Bertrade ? Vous vous souvenez de Bertrade ?
 


La réminiscence d’une saveur paradisiaque agit comme une décharge d’adrénaline, soutenue par l’envie obscure d’en retrouver le trouble plaisir, poussant le jeune homme dans ses résolutions. A Jarjayes, sur l’heure ! Et…mais oui ! Ne devait-il pas tuer Oscar  au fait? La promesse, cette promesse faite à une vieille dame lui revenait ! Tuer Oscar de Jarjayes, oui. Voilà le programme. Sa mission. Mmmh…goût exquis, je me damnerais pour toi…Qu’importe l’heure à présent, la honte de passer pour un pleutre. Il partait à Jarjayes comme en croisade, fleur au fusil et hargne en bandoulière, on allait trembler à son approche ! Soudain il se sentit l’âme vague, raz-de-marée suédois prêt à tout engloutir, le mælström des arrières-boutiques sans peur et sans reproche.       
 
Trouver une chemise, et bientôt Oscar ne serait plus. Toute la question était maintenant de savoir s’il lui faudrait assommer la femme-moustache pour accéder à la porte de sortie.
 
 


****
 


Ce n’est pas juste, la vie.
Ça l’est rarement mais ce matin-là moins que jamais selon l’avis d’Oscar qui, furieuse, jeta loin les draps de son lit comme si eux aussi dussent payer pour on ne savait quelle faute. Ce qui aux yeux de la jeune fille passait pour vraiment intolérable, est que comme d’habitude tout lui retombait dessus. Et il ne s’agissait plus de quelques misérables plumeaux cette fois, mais d’évènements dont le bon déroulement ne dépendrait que d’elle et sa seule volonté.
La jeune fille n’avait que très peu dormi, tournant inlassablement ses futurs activités de la matinée : empêcher le bon déroulement du Bal, se rendre infréquentable auprès de ses futurs soupirants, étouffer l’idylle naissante de Girodelle et son père, combattre à l’épée André et son rire frondeur…
Plus un autre duel avec un inconnu étranger, détail qui lui était complètement sorti de l’esprit. Heureusement qu’elle s’était réveillée sous l’effet d’un cauchemar peuplé de perruques vindicatives, elle s’était souvenue que son adversaire avait une belle chevelure.
 


Il fallait jouer serré, tout devait tenir sur quelques heures, puis après reprendre le cours normal de son existence. Car elle y tenait ô combien, à sa vie d’homme. Les falbalas, les explications dans les placards à balais et les odeurs poudrées des robes à paniers étaient pour d’autres ; elle ne voulait que la sueur des combats, la poudre des canons et la froidure des petits matins blêmes ! Mais plus cette chaleur, jamais plus celle éprouvée dans ces bras-là…
Oscar serra les dents en s’habillant, saisit son épée comme on se noie, déterminée et sourdement malheureuse, sans pouvoir se l’expliquer. Elle ne le chercha pas. Ne plus penser devenait une source de bienfaits.
 


Dès le seuil de ses appartements franchi l’écoeurement menaça de la submerger. Jarjayes commençait à ressembler à une vaste pièce montée, dégoulinante de domestiques, d’ornements, de fleurs, de vases canopes emplis de friandises, des fontaines comme surgis du sol pour y susurrer leur musique gouttelée, des gâte-sauce affairés, des cuisinières les mains pleines de volailles fraîchement occises, des coupes de fruits rependues lascivement sur les marbres des tables.
Le mariage non plus, ce n’est pas juste.
Même si elle ne souhaitait se l’avouer, tout ce chaos déstabilisait profondément la jeune fille. Tout cela pour elle, à cause d’elle, qui ne l’avait jamais voulu…soudain la perspective de voir un visage, SON visage, entendre ce rire effronté, le soleil de nuit de sa chevelure…détester André lui était décidément nécessaire ! Le voir. Le défier et tempêter contre lui, s’énerver contre ses « fillettes » infâmes, oui elle en avait besoin.
Tout décidément n’était que chaos.
 


Elle poussa ses pas jusqu’à la cuisine, ce lieu grâce à dieu férocement préservé par Grand-Mère.
Oscar apprit plus tard que la louche avait fait des ravages parmi les rangs adverses quand un cuistot impudent voulut y établir ses quartiers généraux. Le pauvre avait oublié qu’un gradé devient fort susceptible en temps de guerre, la vaillante aïeule évidemment peu disposée à abdiquer face à la merdaille voulant envahir son antre. Oscar bénit cette initiative, cet endroit devenant ni plus ni moins un îlot de raison dans la folie ambiante.
Ici s’ébattaient de bonnes odeurs de pain frais tout juste grillé, de chocolat mousseux, des jattes de crème pour y noyer des fraises encore tièdes de leur récentes cueillettes.
Ici, c’était toutes ses jeunes et heureuses années qui s’y épanouissait, le fracas du monde se faisait chuchotement, le feu du poêle domptait les soucis pour les faire ronronner docilement. Aurait-elle eu conscience de tout cela sans le foutoir des ces détestables préparatifs ? Ces ancrages du passé prenaient brusquement d’autres dimensions, ce qu’elle ne voyait plus par trop d’habitude se révélait par de violentes et réconfortantes couleurs. Elle avait chaud ici, et cela était agréable. Cela sentait bon l’enfance. La sécurité.
 



- Voilà enfin la future jeune épousée. Bien dormie ? As-tu pris soin de respecter 12 heures de sommeil d’affilée pour ne pas avoir de cernes ? A mettre des papillotes dans tes boucles pour que ton fiancé ne te prenne pas pour un buisson ? Et ne mange pas trop surtout, ou ta taille gracile ne rentrera plus dans aucune des délicieuses toilettes qui encombrent les couloirs.
 


Même l’insolence détestable de ce maroufle lui plut, preuve que tout se désorganisait bel et bien. Elle mordit dans le sarcasme avec des joies barbares.
 


- Et toi André, d’excellente humeur à ce que je vois ! Merci pour ces conseils mais l’avertissement des papillotes et également valable pour toi : ce soir à ce Bal avec un peu de chance tu vas estourbir une noble Marquise à peine rancie. Choisis-la riche, et laide de préférence, comme cela elle te vouera une admiration au moins égale à celle que tu te portes. Vous aurez au moins un sujet de conversation le soir au fond de votre château en Dordogne, lorsque vous vous ferez votre petite tisane pour vous tenir chaud.
 



La surprise émeraude fut sa récompense, elle se l’accrocha mentalement au revers de la chemise comme médaille du Haut Mérite. Elle adora gagner cette première bataille de la journée. Pour une fois elle n’avait catapulté aucun poing sur lui, juste l’étourdissante force du verbe ! Elle s’admira vraiment beaucoup. Sauf…sauf que de malvenues pudeurs lui vinrent à le regarder en face. Il était appuyé sur un quelconque meuble, en une pause quelconque, une pomme elle aussi très quelconque dans la main, occupé à la manger. Tout cela d’un banal à pleurer, rien que de très ordinaire. Et pourtant cette haute silhouette un peu en contre jour l’intimida. Sans raison. Sans aucune raison valable en tout cas, et Oscar n’aimait pas ce qui se dérobait à elle et son contrôle pragmatique. D’ailleurs elle nommait timidité ce battement de cœur un petit peu plus rapide, mais était-ce vrai après tout ? La faim aussi vous noue l’estomac.
Oui, le manque de tartine en était seule la cause ! Pas autre chose, elle était stupide.
Avisant la miche de pain non loin du jeune homme, elle fut bien obligée de voir le sourire narquois au passage.
 


- Tu t’inquiètes donc pour mes affaires de cœur, fillette ? Je croyais que les tiennes étaient suffisamment compliquées pour occuper toutes tes pensées. Imaginez donc…Un fiancé de la trempe de Girodelle, quelle grâce ! Un vrai miracle. Et ton père qui te prend enfin pour sa fille, digne héritière de son nom. Je l’ai aperçu tout à l’heure, il avait mal au crâne en marmonnant des phrases inaudibles un peu comme si les vapeurs de bonheur s’estompaient. Il se rend peut-être compte de l’épouvantable caractère qu’il s’apprête à marier…il craint pour son cher Girodelle d’amour, que le pauvret prenne peur et se sauve face à toi ?
 


Oscar broya sa colère dans son poing, la moutarde commençant à lui chatouiller le naseau. Elle savait au moins pourquoi désormais son pouls battait plus vite. Au diable le défi qu’elle voulait lui lancer : elle et le trognon de pomme allaient bien réussir à l’étouffer sur place. Mais pas sans l’étourdissante force du verbe. Elle n’aurait plus jamais d’arme qui faisait flop flop face à ce rustre, jamais !
 


- André espèce de…de cul terreux, de…
- Oh, tu peux trouver mieux je pense. Trop fade.
- Gueusaille ! Je t’interdis d…
- Mmmh  pas mal, tu t’améliores doucement.
- Tais-toi !! hurla Oscar, marchant sur lui. Tu vas voir de quel bois je me chauffe, tu vas regretter le jour de ta naissance je te le jure : en garde André !
- Intéressant, tu veux que l’on s’étripe dans la cuisine ?
- Ouvre grand tes oreilles : je te défie André Grandier ! Je te lance un enjeu et si tu refuses, je persuaderai mon père de te chasser à la seconde.
- Voilà qui est tentant. Pour ton père, voulais-je dire. Sinon, ton enjeu quel est-il ? Tu veux parier sur ce prochain combat à l’épée je crois comprendre. Alors ?
- J’en ai assez de tes moqueries stupides,  tes sourires insupportables ! Je veux donc ceci : si tu pers, tu t’engageras à me suivre et m’obéir aveuglément pendant un mois, sans un mot. Tu feras tout ce que je te dirais de faire, quelle que soit ma demande !
- Et je suppose que tu ne lésineras pas sur ordres humiliants. Et toi ? Si tu pers, que feras-tu ?
- Je…
- La logique voudrait que l’enjeu soit réciproque…
- Moi, t’obéir ? Jamais !!
- Ah oui, la revoilà cette sacro-sainte différence de condition, toi le Maître, moi le valet, hors de question pour toi de renier tes grandes considérations personnelles. Très bien. Tu vois je suis magnanime, je suis d’accord. Alors disons trois.
- Trois ?! Trois quoi !
- Des ordres. Si tu pers j’ai un crédit simple, une toute petite avance de rien du tout, trois petits ordres que je pourrais te donner durant tout un long mois. Je suis perdant, non ? Si je gagne –éventualité que tu n’envisages pas une seconde, je sais – si je gagne donc, trois petits ordres minuscules ;  si je pers, réduit en esclavage par ton sale caractère. As-tu préparé un contrat ? Dois-je le signer de mon sang ? 
 
 

Rien au monde n’aurait pu la dissuader de faire un carnage hormis Grand-Mère peut-être, et c’est précisément ce qui arriva. Car l’aïeule choisit cet instant pour s’encadrer dans la porte, comprendre en une fraction de seconde le dramatique de la situation et hurler aussitôt comme elle en avait le secret afin de les culpabiliser pour le restant de leurs jours. Non, vraiment pas juste que la vie.
 

- Mais qu’avez-vous encore dans la tête tous les deux, petits voyous ! Toi Oscar, assied-toi, et pas un mot je te prie. André, ici. Inutile de protester ! Vous allez manger maintenant jusqu’à la dernière miette de ce que je vous ai préparé, sans vous plaindre ou vous jeter les plats à la figure. Et si j’entends le moindre juron je vous transforme en poularde et vous passe au four, c’est bien compris ?
 


Le four c’est en elle qu’Oscar l’éprouvait, en son cœur bouillonnant d’une fureur rare. Parce qu’à coup de sourires frondeurs il lui tenait tête cet étrange compagnon d’armes, ce que personne n’avait fait auparavant. Sa volonté renversait des montagnes, et là elle butait contre un roc qui tenait solidement, qui ne faiblissait jamais, tranquille pourtant. Lui faisant éprouver justement la différence de condition essentielle, la seule qui la blessait au fond si profondément. Un homme, et elle une femme…
 


Par égard pour Grand-Mère elle s’assit docilement, mais l’azur de ses yeux continua l’affrontement. « Je t’attends dehors, sitôt fini rejoins-moi pour perdre…. » murmuraient son regard dans celui, droit, du jeune homme.
Ces yeux clairs en face d’elle paraissaient sereins, comble de l’affront. « Fillette, fillette, comme tu te trompes… » lui susurraient-ils. Elle le détestait ce roc, vraiment de toute son âme.
 

Perdus tous deux dans ce combat silencieux les deux jeunes gens ne prêtèrent aucune attention à leur drôle de Grand-Mère, ni à son sourire de malice voletant sur ses lèvres. Pas plus les étranges mixtures qu’elle sortit pour les jeter aussitôt dans un plat chuintant, très vite délicieusement parfumé. Encore moins à deviner les pensées animant le front ridé.
 

«  Mes tous beaux. Vous voilà encore à vouloir vous étriper n’est-ce pas, pour des raisons que je ne tiens même plus à connaître. Petits innocents. Votre jeunesse vous donne le sentiment de dominer le monde mais c’est moi qui mène le jeu désormais. »
 
La vieille dame jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, vers André plus précisément.
 

«  Pourquoi la provoques-tu, dis-moi. Le sais-tu toi-même ? Tu ne le sais pas mais tu as eu la vie facile jusqu’à présent, il est temps pour toi de tester tes jeunes forces d’homme ; de commencer d’éprouver quelques unes des ces sensations fort désagréables. La jalousie mon petit André, la jalousie sais-tu seulement ce que c’est ? Tu ne le sais pas mais l’existence est une guerre, tu vas devoir monter au front que tu le veuilles ou non. »
 
La main de Grand-Mère suspendit brusquement sa rotation dans son plat : regardant dehors elle avisa parmi l’effervescence domestique un beau jeune homme, qui fronçait les sourcils de devoir se frayer péniblement le passage.
La vaillante aïeule se retourna de nouveau discrètement et sourit.
 


«  Ah André… : deviens un homme, mon cher petit-fils ! Je ne sais ce que tu vaux encore, mais tu vas devoir très vite le montrer. Car c’est fait, te voilà embarqué dans la bataille, la plus impitoyable de toute. »
 
Grand-Mère touilla un peu, doucement, huma le fumet délectable une nouvelle fois très satisfaite d’elle-même : regardant Monsieur de Fersen approcher de la demeure, elle sut que la Guerre des Maris pouvait enfin commencer.






 
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