6P Designs.Adapted by Rozam

   
 
  2. Un jour mon prince...
 




Chapitre II.      Un jour mon Prince viendra…..et j’étais sortie.




Il est des journées comme une recette de cuisine, parfois : un assemblage d’éléments hétéroclites n’ayant aucun dénominateur commun, le plus souvent incompatibles, et qui mariés sous l’invisible alchimie donne ce quelque chose de suave, de fondant, de mou…ou d’incroyablement raté.


Et il y a comme une noblesse dans la plantade immonde qui en résulte, car ce quelque chose d’unique, ce plat sacrifié, cet amas informe reste tout de même votre œuvre envers et contre tout, ce petit plus qui fera de vous, un jour peut-être, un artiste des fourneaux dont on louera le talent avec fièvre. Ou qu’on suppliera de ne plus jamais s’approcher de vous pour cause de cruauté mentale envers l’innocente carotte qui ne vous avait rien demandé.
A quoi tient cet équilibre, au fragile mystère appelé Destin sans doute, qui distribue ses largesses sans logique aucune.
 

Il est des journées comme une recette de cuisine, oui ; et pour Grand-Mère, artiste incontestée en ce domaine ce nouveau jour ne pouvait qu’être riche en enseignements puissants, en spéculations tordues, en stratagèmes minutieux et retors pour, enfin, connaître le secret enfoui dans ces quelques dizaines de kilogrammes de grâce et de fureur qu’était Oscar.
 



Grand-Mère n’avait jamais réfléchi à la question auparavant mais la jeune fille lui apparut soudain comme un plat complexe, ardent, piquant de rudesse tribale quand l’alchimie se refusait à vous. Si on la brusquait, elle devenait le pire met que l’on puisse imaginer gardant pourtant toute sa saveur captivante. Oscar, c’était l’aristocratique soufflé, ce miracle culinaire défiant la gravitation terrestre, mystérieux de cette pointe de muscade vous aguichant la langue sans que l’on s’y attende, aérien, fondant tel un nuage sur le palais de vos admirations mais ne retombant pas non, jamais, là était sa caractéristique.
Il explosait.
Et gare aux dommages irréversibles sur ceux passant à sa portée !
 
Quand à André, pas de problème, elle en faisait son affaire.
Comme d’une belle pièce de veau.
 

Pas au sens littéral bien entendu mais avec la vigueur et la franchise que réclame une saine viande rouge, que l’on dépèce d’un coup net, vif et sanglant, en plein dans la tendresse du gras à peine rosé. Avec André, l’attaque frontale ne pouvait que donner d’excellents résultats.
Oscar, par contre…
Ayant donc réduit ses enfants à deux plats qu’elle maîtrisait parfaitement, Grand-Mère posa le pied dans la vie ce matin-là avec la certitude que de grandes choses allaient s’accomplir, des vérités admises, des troubles mis à jour, des cris, des serments, des…baisers ?
 
AMOUR !!
 
Le revoilà donc ce concept inouï, l’impossible, l’inenvisageable! Qui soudain s’associa à celle qui l’avait prononcé, l’impitoyable Hortense-Marie et ses dents effrayant les garde-manger. Comment pourrait-elle élaborer le moindre plan avec cet enzyme dans les pattes ? Il fallait agir sur ce double front de guerre, aux armes citoyens, armez vos batteries de cuisine, et marchons, marchons sur l’ennemi le couteau entre les dents, le poivre en guise de poudre, marchons haut pour attendrir la chair fraîche, cuisinons les lardons pour leur tirer le lait du nez ! Grand-Mère se rendit à ses quartiers comme un caporal de garnison de campagne, ceignit son tablier en guise d’armure et lança ses forces entières dans un sourire camouflage tout de nervosité galopante, au moment où une séduisante silhouette émergea des volutes d’un sommeil récent.
 

- André ! Quelle merveilleuse surprise, toi si tôt, c’est un plaisir !
- Grand-Mère…je me lève toujours à cette heure-ci…tu es sûre d’aller bien ? Tu as l’air étrange.
- Mais…parfaitement, parfaitement ! Parfaitement !
- Pourquoi cries-tu si fort alors ?
- MAIS JE NE CRIE PAS VOYONS !
- Ah, très bien. Par contre je crois que ta voix n’a pas été prévenue car elle hurle, je t’assure.
- MAIS NON !
- H…um, c’est entendu. Puis-je avoir un peu de ton délicieux café ou ta voix veut-elle continuer de ne pas hurler à m’en briser les tympans ?
 

Du calme, bon sang. Le veau, la chair rosée, Mordiou ! La vieille dame saisit avec ardeur le récipient réchauffé doucement par le poêle à charbon, répéta les gestes habituels avec une toute nouvelle lucidité, faillit même en mettre partout quand elle fixa non pas ce qu’elle faisait mais ce petit-fils, la paupière plissée déjà lancée dans l’existentielle question, la pierre de touche du Mystère Universel : « Est-il amoureux ce salopiot ? »
 


Et elle dut bien avouer que rien ne la renseigna, ni la courbe longitudinale du bras gauche pour atteindre le beurre, ni le mouvement bilatéral des mains pour soutenir la tartine et l’enduire généreusement, encore moins la tangente de la petite cuillère cueillant la confiture, soutenant la confiture, étalant la confiture. Tout au plus que l’auteur de ces évènements fracassants ne ressemblait effectivement plus à celui que sa nostalgie se plaisait à imaginer.
« Hortense-Marie Trouche, vieille commère…Mon Dieu tu avais raison… » 
Enfin en partie.
En ce qui concernait l’aspect…printanier d’André, en tout cas.
 

Bouche bée, la vieille dame contempla ce qui se trouvait au-delà d’une prosaïque tartine : une présence, un charme, et plus que toute autre impression, un sourire.
Parce qu’il était habillé d’une calme maturité que ses yeux vieillis, fatigués ou habitués de trop le voir n’avaient jamais remarqué, jamais à ce point. Une chevelure aussi indisciplinée que le regard clair était serein, des traits que l’adolescence avait définitivement délaissé laissant place à l’affirmation de l’homme en devenir, déjà sûr de ses jeunes forces ; et ce sourire, encore, véritable éclair dans un ciel de Printemps oui, ravageur de franche insolence.
André était beau mais ne le savait pas, et son sourire le clamait sans même qu’il y songe.
 


Une femme pouvait-elle voir ces attraits sans ne rien ressentir, vraiment ? Tout du moins comprendre que cet homme-là n’était plus un enfant, et qu’il en devenait de ce fait délicieusement dangereux.
Pour sûr.
Et Oscar, était-elle consciente qu…mais Oscar n’était pas une femme ! Voilà tout le drame. Le drame…La bénédiction plutôt ! Qu’allait-elle imaginer, soudain ! Après tout Dieu la punissait : pour lui apprendre à sortir les rillettes à l’heure des matines au lieu de prier, Il avait envoyé une perversion à ventre pour corrompre son jugement. Personne n’était amoureux de personne dans cette demeure, non mais ! Est-ce que cette façon virile de gober le pain beurré montrait un quelconque signe de faiblesse dans le jarret comme ces bellâtres poudrés du moment se plaisaient à afficher? Et cette façon de plonger le nez dans le bol, ces doigts nerveux en étranglant la faïence… « bon sang, ses mains…on les devine calleuses et douces à la fois, je n’avais jamais vu ça non plus »…cette parfaite maîtrise du confiturage enfin, était-ce vraiment les signes avant-coureur de déchirantes passions hululées à l’humidité d’un clair de lune ? Que nenni ! Evidemment que nenni ! Elle en était certaine.
 


Mais voilà…Certitude adore jouer avec son petit camarade Doute en de folles rondes autour des tables de petits-déjeuners, et Grand-Mère fut bientôt étourdie par la double affirmation qu’André présentait effectivement toutes les caractéristiques de la séduction - de celle qui vous fait tomber dans les pommes avec une pointe de salive au coin du bec - et celle que son solide appétit s’arrêtait aux tartines sans viser la moindre partie anatomique d’Oscar, féminine ou non. Renverser la jeune fille sur la table de sa cuisine comme une botte de radis ? Ha, mais il ferait beau voir ! Non, non, André ne pouvait pas être cet agité qu’Hortense-Marie se délectait à décrire. Mais…
 
Et oui, « Mais ».
 
Certitude, où te caches-tu, houhou…
Doute ne se planque jamais, lui ! Saleté de petit polisson, qui vous pousse aux questions les plus insensées…
 

- André, pourras-tu faire le plein de bûches ce matin ? J’aimerais vous préparer un plat tout spécial pour déjeuner, et je crains d’en manquer. Tu iras me puiser de l’eau si ça ne te gêne pas non plus. Et  je voulais savoir aussi: parfois tu n’as pas une folle envie d’embrasser Oscar sur la table par hasard ? Oh et pense à m’apporter des œufs également, prévois large parce qu…
 

Une immense gerbe de café répondit à sa demande, preuve que noyer le poisson n’était pas facile face à ce petit-fils brusquement intimidant. Finalement il ne ressemblait à aucun plat qu’elle maîtrisait…
Le plat en question était par contre doué d’entendement car Grand-Mère douta fort que ce fut la perspective d’aller chercher des oeufs qui le mit dans cet état, à savoir tousser comme un phtisique en lançant de furieuses flèches vertes sous l’arcade de ses sourcils.
 

- Grand-Mère !!! Mais qu’est-ce qu…tu te rends compte de ce que tu viens de dire ? Tu as perdu l’esprit ma parole.
- Un peu de respect, avorton ! Je suis encore capable de te corriger alors tiens-le toi pour dit ! De plus je…
Le reste finit coincé dans sa gorge quand « l’avorton » se déplia et vint devant elle, Grand-Mère se découvrant soudain l’âme d’un arbre moussu perdu dans la forêt profonde : sa tête arrivait tout juste au niveau du torse du jeune homme et l’ombre projetée occultait presque tout. Formidable. André était réellement un homme depuis des lustres et elle n’avait carrément rien vu. Mais Mordiou qu’avait-elle fait durant toutes ces années ? S’occuper des ragoûts n’était peut-être pas le meilleur poste d’observation pour voir les hommes grandir, elle le regrettait amèrement.
 
- Je peux savoir ce qui t’arrive ? articula ce grand petit-fils, l’œil de nouveau limpide mais guère apaisé. D’où te viens ces inepties concernant Oscar et moi je te prie ?
 

De QUI. De QUI venaient ces fadaises aurait été plus juste ! Mais la vieille dame fut soudain prise de pudeurs de jeune fille sous l’aveu guère reluisant de ses sources. Et puis, de manière bizarre, le fameux rouage se mit en marche dans son esprit.
 

Parce qu’à la fin, n’était-ce pas quand même un foutrecul comble que tout le monde ici dût nier le plus élémentaire élan naturel ? Mais nom d’une cosse de haricot, était-on obligé à jamais de se conduire comme des sauvages ici, piétinant les loi de la nature sans espérer offenser un quelconque habitant des cieux, même un apprenti-ange de sixième catégorie sans auréole ? Parce qu’entre le père et ses lubies de se faire un héritier n’ayant pas vraiment le matériel dans le pantalon pour assurer la descendance, le compagnon d’armes beau à faire damner des régiments entiers de Carmélites et la cadette préférant jouer des poings, jurer et commander un bataillon plutôt que de porter des robes, est-ce que quelque chose, AU MOINS, pouvait être normal dans cette maison?!
Comme d’avouer, de temps en temps, être un peu titillé par autre chose que l’honneur, le devoir ou toutes autres qualités extraordinairement nobles ? Mais des nèfles à la fin, cré nom ! Se pointerait demain un bon génie et ses trois vœux sous le bras qu’on le congédierait comme un chien galeux, lui faisant avaler sa lampe à huile en prime.
La plus petite douceur était-elle définitivement morte en ces lieux ? A la place des cris, la colère, Hortense-Marie, un cadenas à la porte du cellier pour sauver les deux-trois terrines de pâtés, un naufrage total !
 
Grand-Mère mit ses poings sur ses hanches, bien décidée à sauver ce qui pouvait l’être encore.
 

- Et moi aussi je te prie, André : maintenant je veux que tu m’avoues tout, tu entends ? Tout ! Avoues que tu désires Oscar, et plus vite que ça !
- HEIN ?!!
- Oui, oui ne fais pas l’outré, je déteste l’outré, je HAIS l’outré ! balaya Grand-Mère d’un revers de main. Je veux enfin connaître tous les secrets de cette maison, j’en ai assez de tout rater et ne rien voir.
- Quoi ?
- Je me comprends. Et je veux surtout savoir pourquoi tout paraît s’écrouler entre vous tous, je veux savoir pourquoi tout branle ici, et…ET JE T’INTERDIS DE FAIRE UN JEU DE MOT DOUTEUX !! Alors, hop hop, du nerf, du sanguin, de la vérité et au trot !!
-  Comment ça « hop, hop » ! Et bon dieu QUELLE VERITE !! explosa André à son tour. Tu as forcé sur le vin, c’est ça ?
- Mordiou, quel impudent ! Sacrifiez-leur vos plus belles années et voilà comme ils vous remercient !
- Ca y est, elle divague…soupira le jeune homme, faussement apitoyé et vraiment furieux. Il croisa les bras en signe d’hostilité…et de gêne.
De gêne ?
Mais bien entendu de gêne, et comment donc ! Grand-Mère fut sûre de ses déductions.
- Ahaaaa vil avorton, on voulait m’abuser mais j’ai vu clair : les voilà les causes de ton attitude mortifiante envers Oscar, les voilà les raisons secrètes, tu es…tu es AMOUREUX !!!
 
Grand-Mère jubilait, le monde tenait dans sa paume, elle triomphait et se sentait prête à tout, à tout entendre, aux plus grandes confidences comme aux plus subtiles aveux, vraiment à tout…sauf au rire explosif qui ponctua la tirade.
Suivie du bruit mat que fit André en s’effondrant sur une chaise qui craqua sous le poids, son rire continuant de le secouer comme un prunier au sol sans pouvoir s’arrêter.
 


La vaillante aïeule leva un sourcil.
Prise d’un soupçon, soudain.
Elle n’était pas une grande lectrice mais les quelques romans dont elles se souvenaient parlaient de déchirantes scènes dès qu’on parlait d’amour, que le héros se tenait on ne peut plus dignement et pas les côtes, comme un dératé. Les contes étaient loin eux aussi, mais aucun Prince charmant ne se roulait par terre à sa connaissance pour déclarer d’ardentes flammes, ils se mettaient à genoux, couchés à la rigueur, mourraient la plupart du temps, et juraient fidélité éternelle au-delà de la tombe. Donc là, sans trop se tromper, André innovait.
Quelques relents shakespeariens lui revinrent bien, mais un Roméo se gondolant sur le sol de la cuisine ne lui disait vraiment rien du tout, elle commença à se demander si quelque chose ne clochait pas.
Mais non, impossible ! La vérité était là, détenue par ce grand et beau jeune insolent ! A la rigueur se rabattrait-elle par la suite sur Oscar, mais celui-là allait lui dire la vérité au moins, toute la vérité.
 
- Bon, ça va André : inutile de me cacher plus longtemps tes véritables sentiments ! Tu l’aimes, c’est ça ?
 
Le relevage de sourcil s’accentua sous une nouvelle salve d’hilarité, preuve que vraiment les choses devenaient de plus en plus curieuses. Elle ne fut pas la seule de cet avis, d’ailleurs.
 

- Bonjour Grand-Mère ! tonitrua soudain Oscar, déjà impeccablement sanglée de son uniforme. Le jeune fille jeta un rapide coup d’œil au sol, picora négligemment un bout de pain avant d’ajouter, affable : « Je ne voudrais pas t’alarmer, mais est-ce normal qu’un ver de terre à échelle humaine se tortille sur ton carrelage ? »
 
 
Les yeux myosotis se levèrent en prière : si vraiment il y avait de l’amour dans cette demeure, il était mystique. Voilà, c’était ça : comme Dieu. On sait qu’il existe mais on ne le voit jamais.
 
- Et alors, puis-je savoir ce qui se passe ? poursuivit la jeune fille. A moins qu’André ait enfin compris comment on se sert de couverts et qu’il  est content, c’est ça ?
 

Toujours hilare André se redressa, essuya ses larmes d’un revers de phalanges.
- Alors ça  Grand-Mère, c’est vraiment l’histoire la plus drôle que tu m’aies raconté ! Je ne me souviens pas d’avoir jamais tant ri.
- Une histoire drôle ? Tu donnes dans les calambours Grand-Mère ? Je ne savais pas. Je voudrais bien entendre moi aussi.
Le jeune homme ne laissa pas la vieille dame ouvrir la bouche que déjà il répliquait.
- Oscar tu ne vas pas être déçue ! Elle est plus qu’excellente : mortellement drôle !
- A ce point ? Parle.
- C…ah mon Dieu, elle est grandiose.
- Oui, et bien parle !
- Fabuleuse.
- D’accord, mais PARLE !
- Assied-toi ou tu vas finir par terre.
- Te décides-tu à parler ou je m’en vais !!!
 


André ne put retenir un dernier fou rire, si communicatif que l’uniforme s’agita d’un rire discret. Elle devait être effectivement excellente, cette histoire…
 
- Ecoute ça Oscar : figure-toi que Grand-Mère prétend que je suis….oh bon sang…que je suis…amoureux ! Et le plus fort, devine de qui ? De TOI, de toi Oscar !! Aaaaaaaaah !! De TOI,  non mais tu imagines ? Toi, pas féminine pour deux sous, un caractère impossible, une mauvaise foi évidente, soupe au lait, intransigeante, in…
 


Un superbe silence assourdissant accueillit la litanie de ces nombreuses qualités, preuve qu’Oscar n’avait pas la même définition du « mortellement drôle ». Au contraire elle pâlit, ses yeux d’orage couvant le jeune homme d’une lumière inquiétante.
Alors là, quelque chose n’allait vraiment pas.
Si elle était passée à côté de ces quelques dernières années, Grand-Mère était tout de même assez lucide pour voir à cet instant non pas un amour dégoulinant mais l’effroyable pagaille qui se profilait. Et elle aurait dû faire quelque chose, à cette seconde, évidemment ! Mais voilà pas de seau d’orties sous la main, pas de camisoles, encore moins de muscles saillants pour maîtriser ces deux fauves en puissance, surtout une jeune lionne qui à travers l’éclat de ses yeux fourbissait des griffes longues comme des couteaux.
Concrétisés par un cri de rage, trois pas en avant et un jeune poing lancé à pleine vitesse sur la séduisante et virile pommette la minute suivante, brisant net le portrait enchanteur qu’André faisait d’elle. Oscar fulmina, comme un indomptable petit taureau furieux.
 

- Espèce de faquin ! Rustre ! Tu me le paieras !
Contre toute attente André se dressa nonchalamment, effronté, un sourire entendu aux lèvres.
- Quoi…mais qu’est-ce que j’ai dit qui ne soit pas la vérité. La vérité te blesse, Oscar ?
- Misérable !  Espèce de…
 


Estomaquée, Grand-Mère s’aperçut une nouvelle fois que le jeune homme avait consciemment provoquée les foudres blondes, malgré sa légère blessure à la joue il s’amusait fort au contraire du bouillonnement juvénile.
Mais foutre diantre ! Qu’est-ce que tout cela voulait dire !
Elle eut grand mal à convaincre Oscar de ne pas provoquer sur-le-champ ce « rustaud », ce « maroufle des écuries » en duel, lui faisant miroiter la honte de se présenter devant son régiment l’uniforme sale et déchirée, coiffée de surcroît comme une aisselle broussailleuse par grand vent. Après, peut-être. Mais là ce n’était pas le moment pour tuer quelqu’un, il fallait de temps en temps savoir être raisonnable.
 
Amour…
 
Oui, à un moment quelque chose avait dérapé quelque part, c’était certain.
Parce que là on n’était plus vraiment sous des lunes romantiques, encore moins sur des balcons escaladés passionnément, pas non plus à se livrer à de délicieux exercices sur les tables. Il fallait de rendre à l’évidence, Hortense-Marie Trouche était une bécasse qui l’avait obligée à se couvrir de ridicule.
Et cette volaille recevrait en son temps son châtiment.
 

Après que le typhon Oscar eût consenti à s’éloigner pour terroriser d’autres âmes sensibles et militaires, Grand-Mère s’attaqua au deuxième fauve encore sous la main, la candide férocité de ses yeux myosotis en guise de fouet.
 



- ANDRE GRANDIER !! Tu vas me dire maintenant à quoi rime ce petit jeu ?!
- Quoi…mais quel jeu, je ne vois pas du t….
- Arrête de te moquer du monde ou cela va barder !
- Je ne vois pas du t…
- Et cesse de répéter la même chose, tu sais au contraire parfaitement de quoi je parle ! Qu’est-ce que c’est que ces façons de provoquer Oscar, qu’est-ce que cela cache !
- Ah non, arrête ! J’ai assez ri, tu vas m’achever. Si tu me parles encore d’amour je ne vais pas résister : tu vas faire mentir le dicton « le ridicule ne tue pas » !
- Insolent, impoli…je ne te reconnais plus, sacripant ! Tu n’as pas honte de te comporter envers elle de la sorte ?
- Et pourquoi, je ne lui donne que ce qu’elle veut.
- Quoi ?! Non mais tu es fou !
- Pas le moins du monde. Oscar veut être un garçon, soit. On souhaiterait que je la materne, que je la protège, que je la borde peut-être aussi ? Foutaises ! Oscar est un homme, voilà une chose entendue. Je m’exécute, je n’ai guère le choix ; puisqu’on m’emploie uniquement pour cela il me semble...
 


Grand-Mère ouvrit des yeux immenses face au cynisme froid qui ne ressemblait guère au jeune homme qu’elle connaissait. Elle plissa ses paupières à la recherche de ce petit-fils perdu, ne vit rien d’autre sur ce visage que ce qu’il y avait, c’est-à-dire un sourire attirant de négligente beauté.
Elle en fut fâchée.
Tout cela résonnait comme un gâchis bien qu’elle ne sut clairement lequel, ou plutôt si justement : ces deux-là irradiaient de jeunesse et de vie, et tout cela devait dépérir comme les mauvaises herbes qu’ils s’entêtaient à devenir ? Se doutaient-ils seulement de la chance qu’ils avaient à avoir la vie devant eux, quand la sienne n’était plus qu’un écho de joies fanées annonçant le crépuscule ?
Fallait-il regarder Jarjayes sombrer corps et biens ou tenter un sauvetage aussi fulgurant que désespéré, telle était la question. Elle voulut ouvrir ce délicat débat mais André se pencha soudain et l’embrassa sur la joue, parfaite canaille désarmante de tendresse filiale.
 

- Allons Grand-Mère, cesse donc de te mêler de ce qui ne te regarde pas.
- QUOI ?!! Insolent, tu n’es qu’un insolent André Grandier ! s’insurgea la vieille dame, furieuse de sentir son cœur s’attendrir. Et ne me donne pas d’ordres ! Je ne suis pas sénile.
- Je sais. Tu es une Grand-Mère fringante et féroce, racontant des histoires drôles et cuisinant comme une impitoyable déesse. Cela te va ainsi ?
- Petit voyou !
Soudain la mine d’André changea, la profondeur intense de son regard la plongeant dans des sous-bois insondables. L’homme futur, l’homme véritable sous le voile d’insolence apparut, confondant de détermination.
- Je suis sérieux Grand-Mère. Je te demande de ne plus te mêler d’une quelconque question d’ordre sentimental. Cela n’a aucune place ici, cela n’en aura jamais, tu le sais parfaitement. Nous ne sommes plus des garnements il est temps de t’en rendre compte. Que les choses soient claires : il n’y a RIEN entre Oscar et moi, rien tu m’entends, et certainement pas cette chose stupide que tu imagines. Le sujet est clos, c’est bien compris ?
 

Grand-Mère prit quelques secondes de réflexion mais se rebella, par devoir, poussée par le privilège qu’accorde le grand âge de ne plus s’embarrasser de politesse futile.
 
- André ! Je n’aime pas ces manières ! Je…
 
Et fut définitivement désarmée par le sourire rayonnant lancé par-dessus une épaule. Avant de sortir il la considéra d’un œil pétillant de malice retrouvée.
 
- Tu ne baisses jamais la garde apparemment. Mais…n’oublie pas que je suis ton héritier : pour l’entêtement je tiens de toi. Alors inutile d’y revenir. Et puis…conviens que le spectacle d’une Oscar enragée est tout simplement délectable !
- André !!
 
Le rire frondeur s’éloigna sous les imprécations de Grand-Mère, décidément secouée. Et vexée très profondément.
Mais quel petit diable ! Quoique le mot « petit » elle devait apprendre à le rayer de son vocabulaire…Perdue dans ses inextricables pensées, c’est à peine si elle entendit des éclats de voix lointaine, de plus en plus précises, avant d’avoir un privilège dont elle se serait bien passée.
 
Le typhon blond s’était éloigné, son homonyme à sévère perruque amena soudain des foudres toutes aussi patientes.
 
- Et alors, mon déjeuner ! Décidément vous vieillissez Grand-Mère. Et je peux connaître la raison de la bonne humeur d’André ? Je viens de le croiser à rire tout seul débitant un discours incompréhensible sur Oscar et lui. Je peux savoir quelles sont ces histoires ?
 
Le Général, maintenant.
En une matinée c’était beaucoup. Ce fut trop.
La demeure Jarjayes apparut soudain à l’aïeule comme un être à part entière et surtout hostile, telle une énorme coquille allant enfanter un monstre dont personne ne pourrait plus maîtriser les agissements.
Cornecul, à défaut d’amour ne pouvait-on avoir un peu d’amabilité ici ?!! De la gentillesse, du respect, de la civilité, c’était trop demander ? « Bonjour Grand-Mère », « Oscar, comme tu es bien habillée », « Père, votre perruque est d’un soyeux aujourd’hui », « André, quelle élégance dans ta manière de manger… ».
Une attitude NORMALE, par tous les Diables !
Mais que faire, que faire…
 
- Alors ce déjeuner, vient-il ?! J’ai faim !
 
Et voilà, une panse ! La demeure Jarjayes était devenue un ventre immense, une outre pleine de bruits et d’injures malgré les Grâces qui s’y ébattaient et elle, Grand-Mère, devenue telle ses vieilles casseroles usées d’avoir trop servies. Pas plus considérée qu’un meuble, et dont l’unique fonction était de gaver ces bouches continuellement affamées. A croire que tout reposait sur le bien-être digestif sauvant le peu d’harmonie subsistant encore, et…
 
 
Ho…
Non…
Mon Dieu…
Tout de même pas…
Ho…Ho…
 
Bien rangé dans un des tiroirs de sa mémoire vénérable, une idée décida brusquement de sortir de son sage compartiment pour venir chatouiller le cerveau de Grand-Mère.
Ho…Ho…
Sous ce léger frétillement un rire intérieur naquit, irrépressible, dévastateur, débroussaillant tout sur son passage, et l’idée, mon Dieu…
 

Ho…Ho…Ho…
 
Sous l’œil passablement agacé et inquiet du Général de Jarjayes, la bouche de la vaillante aïeule forma clairement ce rire, le dégusta, le laissa échapper d’abord discrètement, pudique,  attisé bientôt comme la braise du foyer, le laissa prendre de l’ampleur, se gonfler.
 

- Non…Ho, ho, ho…Seigneur-Marie-Joseph….je ne vais quand même pas…oser.
 
Le talon de la botte du Général assomma méthodiquement un coin du carrelage.
 
- Non mais dites donc Grand-Mère ! Vous allez me faire attendre encore longtemps ? Et vous riez vous aussi ? Quelle est cette manigance, André, puis vous ! Qu’est-ce qui ne va pas, vous êtes souffrants ? Fous ?
 
Les yeux myosotis dévièrent sur la silhouette stricte, le visage ridé illuminé d’une inexplicable béatitude semblant voir au-delà des choses terrestres.
 
- Ho…ho, ho…Seigneur, Pardonne-moi. Mais ils ne savent pas ce qu’ils font…Je suis obligée, Tu comprends ? Obligée. J’irai à confesse, je Te le promets. Ho…Ho, Ho….Ho, ho, ho, ho !!!
 



Le Général et son appétit furent soudain dévorés par le rire jubilatoire d’une Grand-Mère déchaînée, semblant tout droit sortie de quelques contes décadents quand elle se rua hors de sa cuisine, sourde aux mécontentements fusant derrière elle.
 
LA solution !
 
La pierre philosophale, le secret du monde était ici et jamais elle n’y avait pensé ! Jamais elle n’aurait cru que de telles extrémités fussent possibles pour tout dire. Jamais elle n’aurait pensé avoir la force, l’audace…
 
Aux armes !! Elle serait le dieu Mars puisqu’on l’y forçait, l’Olympe à elle toute seule, Sainte Marthe en personne ! Quoique patronne des cuisinières ne puisse ou non donner son accord, Grand-Mère était sûre de la ribambelle de soutiens spirituels tant son cœur se gonflait de joie. Jarjayes serait sauvé après tout ! Ah et tiens, Noé pouvait s’inviter aussi, pas de jaloux : Grand-Mère allait effectivement bâtir l’Arche d’alliance de ses blanches mains. Ou plutôt fait d’une matière…insolite.
 

Arrivée hors d’haleine au seuil du grenier, Grand-Mère hésita. Derrière la porte se trouvait la promesse d’une vie nouvelle, l’Idée était là, patientant sous les toiles d’araignées prête à distiller son pouvoir puissant. Mais comme toute solution extrême, il y a un prix à payer. Ou plutôt des effets secondaires si formidables qu’il faut parfois un minimum de réflexion avant de mettre le doigt dans la poulie.
Car alors, impossible de plus pouvoir remonter à la surface et faire machine arrière. Le tout est donc de savoir si le fond sera un pays merveilleux ou un égout d’eaux usées.
« Je te demande de ne plus te mêler d’une quelconque question d’ordre sentimentale. Cela n’a aucune place ici, cela n’en aura jamais, tu le sais parfaitement. »
 


La prunelle myosotis s’anima.
- Ah…cher petit-fils, tendre fripouille…Tu crois ça hein. Naïf que tu es. Tu crois tout connaître de la vie avec ton sourire de Printemps, tu veux tout emmurer comme si les sentiments pouvaient se transformer aisément en momies rances et sèches. Et toi Oscar, qui te laisse prendre à ce piège. Pauvres jeunes écervelés que vous êtes.
 

La main avança, lente d’une dernière hésitation…et poussa la porte. La pénombre confortable s’éveilla au passage de la vieille dame souriante, les particules de poussière endormie dansèrent bientôt tout autour d’elle quand elle fourragea un peu partout, faisant vaciller l’équilibre fragile du capharnaüm ambiant. A l’intérieur des piles de gazettes, des manuscrits dont personne ne se souvenait plus les avoir placé là, des livres écornés par des mains enfantines impatientes, des petits soldats sans tête, quelques vêtements subissant l’outrage des ans d’une patience héroïque.
Sans un regard pour cette armée oubliée Grand-Mère se haussa sur la pointe des pieds devant une étagère et extirpa une sorte de volume gansé de cuir sombre, guère remarquable, pas vraiment attrayant, très sale en tout cas.
Grand-Mère toussota, le livre aussi, puis la main ridée l’ouvrit délicatement comme s’il en était d’un trésor inestimable.
Elle lut à voix haute en suivant de son index.
 
- « De l’Art du Ragoût et autres Recettes, mémoires d’une courtisane.  Par Marcelline Grandier-Triquet ».
 
Le doigt sauta la ligne.
- « Principes gastronomiques ordinaires et extraordinaires, Tomes I et II. Ou Comment nourrir les appétits du corps et de l’esprit. Chapitre Premier : Les épices.»
 
Les doigts feuilletèrent fébrilement, revinrent souvent en arrière, le tout ponctué de petits rires de souris espiègle.
Pas d’amour dans cette demeure, hein…Le romantisme de sortie, la galanterie en berne, la gentillesse en lambeaux.
 
- Ah je suis vieille, Général…Très bien, très bien. André mon gaillard, tu as eu tort de me sous-estimer. Et toi ma petite Oscar, chère femme garçon, nous allons voir qui sera la plus forte. Toi, la Nature, ou moi. Oui, oui, oui, très bien.
 
 
 
Ce fut l’instant précis que choisit un visiteur de marque pour se présenter à la porte d’entrée trois étages plus bas, et fort civilement pour sa part.
Ce fut son tort.
 

Car Monsieur de Fersen ne pouvait imaginer qu’il allait bientôt devenir l’un des éléments essentiels de la machinerie diabolique s’établissant sous les toits, véritable baril de poudre entre les mains de Grand-Mère.
Et même si personne ne fut là pour l’accueillir, il fallait admettre que jamais baril de poudre ne fut plus séduisant que ce matin-là…




 
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