6P Designs.Adapted by Rozam

   
 
  10. Coeur de chocolat
 



Chapitre X.
     Cœur de chocolat
 
 





Une impression de déjà vu étreignait Oscar du fin fond de son obscurité, précisément parce qu’elle n’y voyait rien du tout. Elle…ressentait. Chose nouvelle et terrible pour son être tout entier, en passe de devenir cette sorte de gigantesque paratonnerre à forte concentration d’emmerdements, dont celui, et non des moindres, de se retrouver encore une fois dans ce placard à balais.
Elle y passait décidément sa vie.
 
Si le pôle magnétique affole les aiguilles d’une boussole, elle ça devait être les plumeaux. Elle s’en était fait de nouveaux amis, elle leur manquait, ils ne pouvaient plus se passer d’elle, elle…
Elle pensait surtout n’importe quoi !
 
- Qu’est-ce qui se passe, voulut-elle protester, un rien bouleversée.
Car ce qui pesait contre elle n’était pas un de ses nouveaux petits amis terreur des poussières, non, ce qui se pressait étroitement à cette seconde était fait d’une substance nettement plus…terrestre.
 
- Chut ! répéta t-on. Taisez-vous, « il » va nous entendre.
 
« Il »…mais qui, « il » ? Et QUI la maintenait étroitement contre le mur à la fin ! Un doigt s’était posé sur ses lèvres, puis deux, une main légère bientôt sur sa bouche. Une main d’homme…Constatation stupide d’ailleurs car la voix chaude et basse l’avait déjà renseignée, peu de chance évidemment que Grand-Mère, seul élément féminin à proximité, puisse muer en l’espace de cinq minutes.
Une voix d’homme, et dépourvue d’accent…
Oscar ferma les yeux puisque de toute façon ils ne lui servaient à rien, se laissa griser par un parfum suffisamment subtil pour le trouver troublant lui aussi.
Bon sang de bon sang, cela sentait bon un homme décidément…Ce n’était pas les senteurs de prairies qu’exhalait le corps superbe d’André (elle avait pensé SUPERBE ?!! Naaan…jamais !) , non, cette fragrance-là était plus…enfin moins…plutôt très…
En vérité, ça chatouillait.
De longs cheveux l’ensevelissaient à moitié, son intense pouvoir de déduction pas long à les juger  naturels : Girodelle bien sûr !
Elle était dans les bras de son futur mari, dans un placard à balais. Sa vie devenait d’une logique aveuglante ces derniers jours.
 
Dans les bras d’un homme et pas n’importe lequel, cet homme-là, son Lieutenant ! Le point positif était que lui n’était pas torse nu. A moins que…Non ! Bonté divine l’ensemble était habillé, pas de doute. Oh mais…après tout, pourquoi ne pas tenter une petite, toute petite expérience ? Très innocente, du rien du tout…son père ne lui avait-il pas appris à ne jamais rien gaspiller, ni le temps ni les évènements ? Il fallait qu’elle sache, elle devait savoir…voir si…si tout à l’heure, dans cette cuisine…c’était elle qui était folle ou bien…Elle se décida.
 
Imperceptiblement, Oscar se laissa porter vers l’avant, vers ce parfum très agréable, se dégagea sans heurt de la main jusqu’à sentir quelque chose d’autre que ces cheveux soyeux effleurer sa joue…
 
 
- Ouhouuuu, Girodelle !!! Victor !! Clément !! Plaisir de mes yeux, cher fils ! Où êtes-vouuus !!!
 
Au loin, tel les restes d’un orage de chaleur explosaient les cris paternels ; elle n’y prêta aucune attention : une mâchoire ferme était contre sa peau, elle respira cette virile douceur, entrouvrit ses lèvres pour les effleurer, s’approcha, encore, tout au creux d’une chaleur si…
 
- Mais par le con de Vénus, ne va-t-il pas me lâcher ?!
 
 
Les prunelles azur s’élargirent dans l’obscurité. Le peu de romantisme voletant dans ce cagibi se pulvérisa sous l’exclamation pour le moins imagée, confirma de toute façon ce que son cœur lui avait immédiatement soufflé : dans ces bras-là elle ne ressentait rien, absolument rien. Et surtout pas…CA.
Pas l’épouvantable langueur émoussant tous ses membres, en particulier l’arrière des genoux, ni la pulsion qui l’apparentait plus à un chaudron qu’à un militaire féroce. Même ces mains sur elle n’avaient aucun effet. Enfin un peu pour être honnête, surtout à la pensée encore très présente d’une certaine masse de cheveux bruns lové en un endroit…terriblement imagé également. Oh, pourquoi Dieu l’avait-Il faite paratonnerre, mais foutre vraiment !
Elle en était tout changée, parce que sous l’étroitesse de cette étreinte présente, hier encore elle aurait pris le premier objet venu pour assommer ce maroufle. Aujourd’hui…aujourd’hui, même si son poing la démangeait il ne lui était pas désagréable de se laisser un petit peu aller. Très peu, promis, mais bah, après tout, entre hommes, n’est-ce pas…
 
Girodelle s’agita mais laissa ses mains autour de sa taille ayant l’air de penser à tout autre chose. D’ailleurs il détourna la tête comme pour sonder ce qui se trouvait au-delà de la porte et lança un sobre :
 
- Oscar, il faut que nous parlions.
 
 
Et voilà. André, Girodelle, tout pareil. On l’attendait dans des couloirs, on la saisissait par le poignet pour la catapulter parmi des ustensiles barbares, on se collait à elle et après venait cette phrase. Classique. La jeune fille fronça des sourcils : les hommes se sentent à ce point rassurés avec des balais tout autour ? Les manches, peut-être…
Naïvement elle avait cru qu’un bureau faisait l’affaire pour une discussion entre gentilshommes, mais apparemment comme avec l’histoire des jaunes d’œufs il lui fallait réviser ses principes. Les gourbis ont une aura de prestige auquel peu de personnes savent résister…Il serait peut-être intéressant de lancer la mode à Versailles, avec des couloirs plein de petits cagibis et des plumeaux dedans, des grands, des mous, des…
 
Oscar se ressaisit. Mais que lui arrivait-il bon sang ! Aucune concentration, ses idées brouillaient ce jugement si cartésien qui faisait sa fierté ! De l’ordre, de la tenue, était-ce si difficile que diable. Mais il y avait ces sensations, ce souvenir des cuisines surtout, l’étrange transformation de son compagnon en ce quelque chose de tendre et de doux, la caresse de…AH NON ! On achève peut-être bien les chevaux mais elle, il faudrait se lever tôt avant de tuer le Capitaine de la Garde vibrant dans chacune de ses terminaisons nerveuses ! Ils allaient voir, tous, ce qu’il en coûtait de l’embrasser parmi des gâteaux à la crème.
Elle resterait sanguinaire, plumeaux ou pas.
 
 
- Monsieur de Girodelle, je ne vois aucun sujet à aborder ensemble qui plus est dans cet endroit immonde !
 
 
Aaah, voilà ! Parfait, enfin une réplique de circonstance. La situation n’était pas totalement désespérée.
 
- Oscar répondez-moi avec franchise : me trouvez-vous sexuellement attirant ?
- QUOI ?!!!!
 
Ah mais que si, la situation était désespérée et totalement même !!
Une bouffée de gêne brûlante envahit le corps d’Oscar à la seule pensée que…que son Lieutenant avait bien prononcé ces mots, et qu’il était suffisamment près pour laisser l’empreinte vaporeuse de son souffle un peu partout sur son visage. Et…et il lui demandait…mais POURQUOI rien n’était plus comme d’habitude ? Pourquoi n’était pas venu un sobre « Capitaine, les obusiers du camp Est sont plein de rouille, il faudrait les changer… » ou « le soldat Pouillot a encore bouché l’arrivée d’eau du baraquement des douches », ou…enfin quelque chose de NORMAL ! Cette routine si sécurisante, qui empêche de penser aux vrais problèmes existentiels, comme…comme…
 
- Je veux une réponse honnête, Oscar, même si elle doit blesser ma vanité : me trouvez-vous à votre goût ? D’un point de vue disons…physique.
 
Elle se sentit dans le dénuement le plus complet, ne sachant plus quel camp choisir. Homme, femme…pauvre petit capitaine en pleine tempête des sens, jamais de tels embarras ne l’avaient assailli précisément parce que cette barrière androgyne s’était renversée depuis un temps certain déjà.
 
- Je…bredouilla Oscar essayant de reprendre furieusement l’initiative. Je…si c’est à ce mariage absurde auquel vous songez, en tant qu’épouse sachez que jamais j…
- Il ne s’agit pas de ça. Je trouve ce projet de mariage aussi grotesque que vous si vous voulez savoir. Non, ce que je veux c’est votre avis…féminin. Me trouvez-vous viril, que diriez-vous au premier coup d’œil sur ma personne si vous ne me connaissiez pas ?
 
La fougueuse militaire n’écoutait plus. Grotesque, il trouvait ce mariage grotesque également ? Elle qui jusque là s’était persuadée d’un désir irrépressible de sa part à lui asséner des « épousez-moi » sur toutes les vocalises imaginables, s’aperçut que jamais il n’avait consenti ou infirmé quoi que ce soit. Il avait été comme happé par un tourbillon démoniaque, tout comme elle, d’ailleurs même si le ton était calme il paraissait aussi perdu qu’elle pouvait l’être. Mais alors, cette question…
Elle chercha à lire son regard dans l’obscurité, en devina la clarté attachée au sien. Décontenancée elle voulut lancer d’autres épines pour mieux se défendre mais une nouvelle salve leur parvint, plus étouffée et lointaine :
 
- Mon Girodeeeeeeeeelle !! Il faut absolument que je vous parle de la Valse ! Ne vous inquiétez pas ça ne fait pas mal, au contraire c’est un délice sans pareil. Où êtes-vous donc enfant, ouhouuuuu !!!
 
Maugréant un juron Girodelle se détacha soudain, s’appuya sur l’autre mur distant d’à peine un mètre. Elle pouvait voir la haute silhouette respirer puissamment, visiblement perturbé dans ce murmure fait pour lui-même.
 
- Je suis fou, la chose est sûre désormais. Je vais m’exiler puisqu’il le faut, partir dès ce soir…sans le revoir…fou que je suis…
- Que dites-vous ? Vous voulez vous enfuir, mais pourquoi ! Je ne comprends rien, je…
- Je suis fou, voilà la vérité ! s’exclama t-il, assez bas toutefois pour ne pas être découvert. Répondez à ma question Oscar : que pensez-vous de moi, comment me trouvez-vous !
- Mais…mais…mmmmais ce ne sont pas des choses à demander voyons ! Il…
- Et pourquoi pas. Je dois savoir. Vous êtes une femme, non ? Alors, dites-moi.
- Mmmmaissssss…certainement pas, je…
- Eh bien considérons le problème autrement : si vous étiez un homme, seriez-vous attirée par moi ?
- Pardon ?!!
- Y aurait-il quelque chose, un détail physique, qui vous ferait supposer que l’attirance soit réciproque ?
 
Oscar tentait de se raccrocher mentalement à un quelconque élément raisonnable, se sentait perdre pied, sans savoir que le coup de grâce n’allait pas tarder : à bout de patience Girodelle se dressa, cria presque dans son murmure :
 
- Mais bon Dieu, ne comprenez-vous pas ce que j’essaye de vous dire ? Je suis amoureux de votre père, Oscar ! J’aime le Général de Jarjayes !
 



AAAARRRHHHHHHHH!!!!!
Une main ferme se plaqua sur la bouche de la jeune fille et finit d’étouffer le cri scandalisé qu’elle ne put contenir. Il continua, vibrant d’une révélation bien loin de le remplir de joie.
 
- Oui, je sais ce que vous pensez, et comme vous je me fais horreur ! Comme vous je ne comprends rien, je n’arrive même pas à croire ce que je viens de dire ! Et pourtant cela est, en dépit de tous les efforts insensés que je fais à me persuader du contraire. Je ne sais ce qui m’arrive, moi qui jusque là aimais les femmes Oscar, vous pouvez me croire, sur l’honneur. Moi qui il y a peu encore vous désirais comme un damné aujourd’hui je me retrouve les sangs à l’envers pour…pour LUI ! C’est pour cela que je dois partir, même si la seule idée de ne plus LE revoir me plonge dans un désespoir sans nom, je…
- Mmmh mmh mmmmh ?
- Pardon ?
- Vous me désiriez ? répéta la jeune fille après qu’il eut retiré sa main.
 
Tout partait définitivement en quenouille. Une coulée de lave très désagréable la brûla : on pouvait…la désirer, elle ! On était capable de la trouver attrayante, elle qui se détestait, qui trouvait ignoble ce corps que la nature avait créé, cette frêle carcasse sans musculature digne de ce nom, sans pilosité, doté de protubérances…inutiles et gênantes, on désirait cela ? Quand à la deuxième partie du discours…
Girodelle s’arrêta un instant et reprit son souffle, elle supposa qu’il la regardait et bénit l’obscurité qui voilait autant les pensées que les visages. Puis la haute silhouette se détourna un peu, s’appuya d’une épaule contre le mur pour lui tourner le dos.
 
- Je ne sais plus où j’en suis, entendit-elle sourdement. J’en venais à espérer ce mariage pour pouvoir rester près de lui, c’est ce qu’il veut également, je le sais. Mais…c’est monstrueux de vous faire cela, jamais je ne pourrais consentir à…je suis un misérable ! Aimer le Général de Jarjayes, c’est…mais c’est IMPOSSIBLE !! Que m’arrive t-il Tudieu, depuis qu’il m’est apparu sur ce seuil, magnifique, irrésistible dans cette robe de chambre sculptant son corps parfait, si…
 
Oscar se boucha les oreilles tandis qu’il continuait, c’était comme surprendre ses parents dans un lit. Et puis quelle aide pourrait-elle bien apporter, elle était encore plus désorientée que n’importe quel habitant de ce domaine ! Cette notion impensable, incroyable, de pouvoir attirer quelqu’un…Soudain elle repensa à André. Ce qu’il avait fait, tout à l’heure, dans cette cuisine, sur son corps…Ses regards, posés là…Elle toucha sa chemise entortillée dans un état lamentable, sur sa gorge sentit son cœur battre la chamade. Oh, se pouvait-il que lui aussi alors, puisse la voir telle que Girodelle ; et ce Fersen lorsqu’il disait…
Elle sursauta : son Lieutenant s’était retourné et l’avait saisie par les épaules.
 
- Mais je refuse cette fatalité ! s’écriait-il en poursuivant un discours dont elle avait perdu le fil. Vous devez m’aider Oscar, et je m’engage à convaincre votre père de renoncer à vous marier à moi.
-  Vous aider ? Je…mais en quoi…
- Il faut que je sache, Oscar, il le faut.
- Savoir quoi ?
- Si j’aime les hommes. Embrassez-moi.
- COMMENT ?!!
- Après tout ce ne peut être qu’une erreur de parcours, regrettable, ces maudits coups de foudre dont parlent les mauvais romans. Je ne peux éprouver ces choses contre nature, il s’agit certainement d’un défaut d’aiguillage céleste ou je ne sais quoi. Embrassez-moi, et comme ça nous serons fixés.
 
Oscar recula mais se souvint être déjà contre le mur, ses yeux écarquillés quand d’un pas il l’enlaça résolument. Elle tenta de se dégager et constata avec horreur que ses efforts étaient bien minces, tout juste pour la forme. L’effet sournois des manches à balais ? Il y avait donc quelque chose de pervers dans ce placard, parce de manière inexplicable elle ne fut pas mécontente de ce qui arrivait. Là encore inutile de gâcher, au point où on en était pourquoi ne pas se laisser griser un tout petit peu par ce parfum si particulier ? Entre hommes, hein…Un baiser, à quoi cela ressemblait-il ?  Au Diable le paratonnerre et ses emmerdes.
 
- Embrassez-moi Oscar, murmura t-il en se penchant.
- Gir…Victor, voyons ! Vous…je…il ne faut…pas…
- Ce baiser, ajouta t-il s’approchant davantage, ce baiser sera comme celui des contes qui sait ? Il me guérira, il…
 
Un brusque faisceau de lumière jaillit à cette seconde et les inonda de sa Grâce, tel l’Ange Annonciateur venu pour le Divin Enfant…ce qui en réalité s’avéra être la porte, ouverte avec fracas d’enfer par une main tout à fait terrienne.
Celle d’André.
 
Dont la silhouette, terrible, se découpa dans l’embrasure comme l’eut fait la statue du Commandeur face à Don Juan. Sauf qu’il n’était pas de pierre mais avait toujours ses bouts de coquilles d’œufs dans ses cheveux collés. Et des épluchures de carottes aussi. Molière aurait dû penser à ces détails car l’ensemble aurait sans doute lancé les spectateurs sous leurs sièges : l’épluchure possède un potentiel de terreur qu’Oscar n’avait jamais soupçonné jusqu’à ce jour. De surprise aussi : bouche bée, tout comme Girodelle, elle fixa la silhouette telle une jeune Eve découverte par Dieu en train de fricoter en plein buisson avec un Adam chevelu en diable. Et bizarrement elle se sentit nue.
 
L’émeraude paraissait transpercer la surface même des choses, presque aussi noire que la gueule d’un canon sous le sourcil plus que sévère, meurtrier.
Il resta un moment, sans bouger, et détacha ses mots d’une voix de marbre.
 
- Et bien, parfait…Tout le Château est au bord du chaos, le Général de l’évanouissement, les domestiques sont même en train de sonder le lac à la recherche de vos corps…Vous en avez trouvé meilleur usage à ce qu’il semble…
- Queuh…Comment oses-tu imaginer que…
- Je n’imagine pas, je vois.
 
Oscar ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit quand son esprit réalisa la situation : elle s’était accrochée aux larges épaules, offrant l’exact contraire d’une jouvencelle effarouchée à la veille de son mariage, plutôt portée par le désir effréné de le consommer sans attendre. Les mains de son Lieutenant posées sur ses hanches n’aidaient pas à la crédibilité de l’ensemble, c’était certain.
 
 
Un vent désagréablement glacial figea les rouages de son cerveau, le sang quitta son visage brûlant…pour bientôt laisser place à une inexplicable rage frisant le long de sa colonne vertébrale, venue de loin et attisée par la verdeur d’une prunelle qu’elle se prit à détester cordialement.
Après son père…lui ! Qui ouvrait les portes sur ce qui ne le regardait pas, jugeait du haut de ses bouts de carottes, condamnait apparemment! Et de quel droit, à quel titre !
Oscar se dégagea avec brutalité, sans plus s’occuper de Girodelle elle vint crânement se poster sous le nez d’André.
 
- Ôte-toi de mon chemin, faquin ! Ce que je fais ou ne fais pas ne regarde que moi désormais. Je suis libre, je suis un homme.
- Sauf que tu dois te marier d’ici peu.
- C’est ce que nous verrons ! ricana Oscar, saisie par le ton caustique de son serviteur « dévoué ».
Un bout de chemise du jeune homme bien trop ouverte lui faisait signe, mais elle était si en colère qu’elle résista.
- Pousse-toi André. Et à l’avenir je t’interdis d’ouvrir la moindre porte où je me tiendrai derrière. Si tu oses me regarder encore comme tu le fais maintenant, je te tue ! Si tu me parles encore comme tu viens de le faire, je te tue. Si tu me parles encore de cuisine…
- …tu me tues, acheva André lui offrant sans transition ce sourire caressant qui devenait sa marque de fabrique.
 
 


Le temps des cerises était bel et bien fini…car la jeune fille sentit ses joues en prendre la teinte sous le ravage de cet éclat si peu familier, sous cette arme qu’elle avait découvert précisément dans cette cuisine depuis peu. André bougeait ses lèvres, montrait ses dents, et elle avait chaud partout. Mais quelle était cette absurdité ! Il empestait le foie de volailles et elle n’aurait pas eu un mot de protestation s’il l’avait coincée contre le mur des balais, ça plus un savant mélange d’échalotes et de coulis de framboises à vous soulever le cœur, et elle aurait été heureuse ! Pourquoi, pourquoi ! Elle se faisait horreur, tout la dégoûta, ce sourire follement attirant, les boucles soyeuses derrière elle amoureuses de son père, ce mariage des jours prochains à fendre les murs de sa tête pour mieux l’oublier.
Et bien oui, ils allaient voir ! La destruction de Rome n’était rien face à ce qu’elle allait ourdir, les limbes infernales ne seraient que villégiatures pour troisième âge devant le cataclysme prêt à se déclancher par ses bons soins.
Alors ils verraient, oui ! LUI, verrait, avec ce sourire et ses bouts de légumes irrésistibles, elle allait en faire des guirlande et l’étrangler avec, elle l’étoufferait sous des montagnes d’échalote à la crème pâtissière ! Tous, tous verraient enfin ce qu’il en coûte de mettre en cage le Capitaine de Jarjayes, et quand ce serait fait, quand tout serait anéanti y comprit elle-même et ses joues de pucelle couleur cerise, elle rirait bien sur ce tas de décombres à odeur d’épluchures. Et là on verrait qui serait un idiot devant des œufs jaunes ou blancs !
 
Elle terrassa son ennemi et tous ses attraits.
 
- Pousse-toi, je vais me préparer à présent mais…par tous les Dieux je jure ne pas avoir dit mon dernier mot !
 
Elle esquissa un mouvement, sans succès, l’azur de ses yeux plus orageux que jamais de constater qu’il ne bougea pas d’un pouce. Le torse tenait ferme le cap, et elle pauvre petite vague faillit se râper la peau du nez devant ce récif si attrayant. Et là encore elle n’aurait pas protesté s’il avait refermé les bras pour l’empêcher de couler à pic, parce que sans l’ombre d’un doute elle se noierait si elle touchait son corps. Il ne fallait plus qu’elle le touche, jamais ! Boire la tasse devant tant de charme, ah non ! Elle avait toujours été excellente nageuse, mettant évidemment toute sa fougue à briller dans cet exercice plus qu’anodin. Faiblesse des médiocres : elle, couler ? Ahah la bonne blague ! Jamais bien sûr, le naufrage des sentiments ce n’était pas demain la veille qu’elle s’y perdrait ! Même si dans cette eau limpide couleur de printemps, ni dans ce sourire brûlant, ah non alors. « Je te tue »…d’être si beau oui, de me résister, de…
 
- Je me pousse, mais à une condition…
 
Elle en eut le souffle coupé, de fureur il va s’en dire. Il se pencha contre son oreille sous l’œil effaré de Girodelle.
 
- Ce soir, à ce Bal…laissa t-il couler suavement, je veux que tu ne danses qu’avec moi…
 
« Je veux ». Un ordre…
Le deuxième des trois ! Mais POURQUOI Dieu l’avait-Il faite paratonnerre ! Cet emmerdement-là était réellement de taille…
 
 
 
 
****
 
 
 
Il n’y avait plus à tortiller : le curé.
 
C’était décidé, demain elle se lèverait à l’aube, se jetterait dans la première robe venue, interromprait la messe où quelques bigotes s’évanouiraient sans doute par ses jurons lancés de-ci de-là s’il y avait résistance, empoignerait le saint homme et son goupillon, l’eau bénite et le reste, coincerait le tout sous son bras et reviendrait ici ventre à terre.
Et là, les choses sérieuses pourraient vraiment commencer.
Un exorcisme, en bonne et due forme. Pas un petit « Je vous salue Marie » non, avec des gouttes parsemées timidement du bout des doigts sur la façade ; non, non la vraie bataille satanique, celle qui plonge les mains jusqu’au coude dans la merde de l’âme, les imprécations d’Apocalypse à dresser les cheveux d’un chauve, les manches de soutanes qui se déchirent en débitant l’Ancien Testament, les crucifix qui volent, tout.
Le grand jeu quoi.
 
Grand-Mère se signa, avala presque sa salive de travers. Elle allait rôtir en Enfer et personne n’en saurait rien. Parce que tout était de sa faute ! Tout !!! Et qu’elle se sentait vieille, sans plus la moindre idée pour faire machine arrière. Alors oui, le curé. Qui d’autre pouvait agir maintenant ? Sinon l’intervention divine pour débusquer la folie sismique secouant la bâtisse, pulvériser les bouquets de fleurs et de friandises, les fontaines, les perruques du Général, les mariages avec Girodelle ?
Elle ne voulait pas finir en volaille dodue sur la broche d’un diablotin de seconde zone, et c’est bien ce qui allait arriver pourtant !
 
Mais pourquoi avait-elle eu l’Idée, terrible, d’aller farfouiller dans le grenier ! C’est ça le tort des maisons, leur vraie malédiction : les greniers. Ce repère à souvenirs et traquenards à odeur de poussière, où se planquent les grimoires décadents, sans avoir l’air d’y toucher c’est comme des grenades qui vous explosent dessus à retardement. Ça met des années, ça vous a des airs innocents parce qu’on croit que la date de péremption est passée depuis longtemps déjà, et vlan, dans la gueule. Les greniers, c’est ça qui remplie le confessionnal des curés.
 
Bien plantée dans sa cuisine, Grand-Mère regardait d’un œil perdu les marmitons s’agiter en tout sens pour redonner figure humaine à l’endroit. Ses pauvres gâteaux…Déjà d’autres étaient en cour de fabrication, ils ne seraient pas aux fruits parce que pour trouver des tonnes de framboises en si peu de temps, il aurait fallu un miracle. Et dans le cauchemar ambiant les miracles devenaient une denrée rare. Ceux-là, les nouveaux, seraient au chocolat.
 
Oui, CE chocolat…Ce mystérieux, ce dense et troublant chocolat qu’elle avait utilisé pour ses poires, tout ça parce qu’elle n’avait plus rien d’autre sous la main !! Et que ça allait être un désastre d’Apocalypse ça aussi, toute papille s’approchant à moins d’un mètre était condamnée ! Et elle ne pouvait rien faire, rien empêcher, avec la formidable certitude que le Bal de ce soir serait ce qui signerait son pacte fait au Diable. On remplaçait le sang par le chocolat praliné, voilà tout, ah vraiment ça lui faisait une belle jambe… Et pourtant, elle était innocente, tout de même un peu !! Jamais elle n’avait voulu cela, ce mariage, sa pauvre petite…
Et André, ah André…
Elle avait trop bien réussi, voilà la vérité.
 
Quelle image, tout à l’heure ! Lui, son petit, parmi les miettes de génoise avec une Oscar défaillante, bon sang ce qu’ils étaient beaux tous les deux ! Ils étaient l’avenir, une promesse, et avec tout ça c’était pire que tout. Grand-Mère en aurait pleuré. Même quand on vous offre le bonheur sur un plateau d’argent, pourquoi faut-il invariablement tout renvoyer à l’office sans y toucher, presque en se bouchant le nez ? Mais un plat pareil, ça s’attrape, ça se déguste avant de devenir toute sèche et ridée comme une vieille figue ! Le bonheur et son plat d’argent on croit qu’on a toujours le temps, qu’il reste au chaud à vous attendre mais c’est faux, c’est parce qu’on est jeune de croire qu’on a le temps pour tout.
Bon Dieu… « pardon Seigneur »…mais Bon Dieu oui, POURQUOI André et Oscar ont-ils la tête si dures ! Que fallait-il faire à présent. Elle ne savait plus quel désastre allait encore leur tomber dessus.
Enfin, une chose à la fois…
 
Elle devait s’occuper de la robe, tel était le désir du Général. Un pâle sourire anima les yeux myosotis : si Oscar ne la déchirait pas avec ses dents avant, ce serait tout de même le plus beau moment de cette éprouvante journée. Depuis dix-huit ans qu’elle attendait cela…et pourtant elle était sûre qu’une énième catastrophe se préparait.
 
C’est fou comme les grands-mères ont de ces prémonitions…
 
 
 
****
 
 
 
Oscar crut tomber à la renverse dès le seuil franchi. C’était sa propre chambre pourtant.
En théorie.
Elle se prit à compter mentalement : premier étage, troisième porte, à gauche…Et voilà, elle avait respecté l’ordre de la séquence donc la logique voulait qu’elle atterrisse dans un endroit sobre, stylé, un plus que parfait tout à son image tel qu’elle l’avait laissé le matin même.
En rien ce qu’elle avait sous les yeux à cette seconde, une chambre de…FEMME !!!
Une fanfreluche géante, des rideaux de gaze, des meubles aux pieds ridicules, petits, niais, roses et blancs comme des moutons, des bibelots angéliques à vous faire vomir, des nœuds, du satin, de la dentelle, des plis qui godent tout autour du lit à baldaquin comme des gnomes à tête de veau, et suprême atrocité, UNE ROBE au beau milieu de tout cela !!
Avec en prime un tonitruant :
 
- C’est beau n’est-ce pas ?!
 
L’orage monta dans l’œil azur.
Qui avait dit ça ? QUI !! Des noms !!
 
Il y avait foule dans ses appartements, cela caquetait comme une place d’enchères : la modiste et ses assistantes tout d’abord sur le flanc gauche, en bonne militaire Oscar jaugea les forces. Bien, celle-ci était la responsable de la chose du milieu, elle recevrait son châtiment plus tard.  Sur le front Est, des lingères. Avec dans les mains de curieux articles en forme de jambes amollies, ce qu’on devait appeler des bas sans doute. Parfait, elles étaient donc armées ; mais elle n’allait pas tarder à l’être aussi : ses pistolets se trouvaient là-bas, dans un coffre, elle allait s’en saisir rapidement et on allait voir qui ferait la maligne, des lingères ou elle. Caillou, puits, ciseaux…ha mes jolies, le pistolet bat le bas ! Non mais. Ca leur donnerait du plomb dans la cervelle à ces bécasses. La chasse était ouverte depuis ce matin.
 
L’œil céleste s’alluma de joie à cette douce perspective, quand un « Alors, qu’en dites-vous Mademoiselle ? Votre nouveau nid vous plaît-il ? » attira son attention sur l’aile Nord du terrain des hostilités, c’est-à-dire pile au-delà de la robe, en face, un peu vers le lit et beaucoup vers un meuble à tiroir de nacre rose.
 
Merdaille, pouvait-on vivre dans un pays qui fabriquait des tiroirs de nacre rose ? Quelqu’un, quelque part s’était il réveillé un jour en disant, « tiens, et pourquoi je n’inventerai pas le tiroir en nacre rose aujourd’hui ! » condamnant de pauvres innocents à subir cette infamie le restant de leur existence ?
Oscar se dressa, la narine frémissante. La Nation l’appelait. Les cohortes des opprimés des tiroirs en nacre rose bourdonnaient à son oreille, sa fibre libertaire pulsa fortement en déchiquetant du regard l’auteur de cette phrase. Un jeune homme mince tout ce qu’il y avait de convenable, très fat et tout à fait content de lui, à l’image du geste qu’il eut d’arranger un des plis-tête de veau du baldaquin.
 
Oscar crispa ses mâchoires.
Elle allait lui apprendre à transformer les chambres des militaires en tiroir rose.
La douceur devait se lire sur son visage car chacun se figea dans un hoquet d’effroi lorsqu’elle fonça sur le malandrin, le fit pivoter sans sommation et lui envoya son poing à toute volée.
Là ce fut l’affolement, telle une brassée de moineau face au corbeau de mauvais augure la foule se dispersa presque en battant des ailes.
 
- DEHOOOORS !!! hurla la jeune fille même si ce fut parfaitement inutile, tout juste pour se défouler ce qui lui fit du bien. DEHORS voletaille de malheur !! Sortez tous avant que j’en prenne une pour taper sur l’autre ! Et vous !
 
Elle se saisit du malheureux décorateur la lèvre en sang, approcha son visage du sien à lui clouer les prunelles des siennes.
 
- Vous ! Si jamais vous croisez mon chemin de nouveau je vous le ferais manger ce lit, de la poutre à la courtepointe !
- Mais…mais, fé Monfieur le Fénéral de Farfayes qui m’a demanfé de…
- Ne me dites pas que je vous ai fait sauter une dent, je vous ai à peine touché !
- Nooo…on,  voyvons : fous m’en afez fait faufer deux…
 
Le reste des lingères s’enfuit en criant, le décorateur aussi dès qu’Oscar eut cessé de l’étrangler. La jeune fille enfin sereine, considéra le terrain des opérations d’un œil noir.
Les représailles seraient terribles certes mais avant, un bain. A la hussarde, comme elle aimait, debout dans un coin de la chambre à s’étriller à l’eau froide.
Naïve, naïve qu’elle était…
 
Elle appela, et pas plus tôt le mot « bain » prononcé qu’un bout de ciel lui tomba sur le crâne : une baignoire grande comme un étang à tête de cygne fut plantée là, des pétales de roses jetés partout sur l’eau fumante, des flacons de parfum, des poudres douteuses mais qui sentaient bon, des soubrettes dévouées à lui gratter le dos, les pieds…
 
- DEHOOOOOORS !!!!
 
Jarjayes devenait une horreur sans nom.
Porte fermée Oscar considéra le résultat aberrant d’une simple demande d’eau froide : les thermes de Cléopâtre faisaient peuple à côté. L’attirail de la parfaite petite aristocrate était là, ou comment se baigner en dix leçons sans se mouiller. Ainsi que le voulait la bienséance une longue chemise de lin était préparée puisqu’une jeune fille bien née ne montre jamais rien, surtout pas à elle-même.
 
- Je ne suis pas une fille bien née, je ne suis pas une fille…murmura Oscar dans un sarcasme directement adressé à la tête de cygne.
Elle arracha ses vêtements comme on va à la guerre, le cœur nu plein de férocité en bandoulière pour montrer sa bravoure. Debout, les pieds dans l’eau, elle se saisit d’un pétale et l’examina de près puis le jeta dans l’eau laiteuse.
 
- Foutaise…murmura t-elle.
 
En s’allongeant elle pensa un instant à cette délicieuse image : si les petites malignes avaient eu la bonne idée de prélever ces pétales dans la roseraie de Grand-Mère…la vaillante aïeule devait déjà repeindre les murs des salons façon bécasse. Oscar soupira, de bien-être, parmi les plis tout à fait normaux ceux-là du drap blanc tendu au fond de cette baignoire, comme il sied à toute bonne maison, pour ne pas heurter la peau délicate d’une demoiselle sur la paroi de cuivre.
 
- Je t’en foutrais, de la délicatesse…
 
Avec satisfaction elle contempla la balafre de son avant-bras droit, pâle témoin d’une rixe contre un quelconque Marquis dont le nom lui échappait. Lui, dans son bain, devait sans doute contempler l’estafilade large comme une avenue sur son épaule…
Avec la souplesse d’une panthère elle leva sa jambe à la verticale et redessina le trait barrant sa cuisse, vers le genou. Un Comte, celle-là. Ou un Duc ? Non, un Comte de Gramont, gros comme une montagne et sentant l’ours, qui n’avait d’autre tort que de danser le menuet comme un percheron en forçant les dames qui ne voulaient pas. Elle le lui avait appris, qu’on devait demander avant.
Que de bons souvenirs ! Renversant son cou en arrière, Oscar rit à gorge déployée depuis bien longtemps. Renoncer à cela !!
 
Les courses échevelées dans l’aube de glace qui vous troue la peau, la saveur âcre de la bière froide au petit matin, sur votre langue quand vous vous réveillez d’une soirée de beuverie ; la tension aride du corps devant un danger prévisible, de ne vouloir l’éviter à aucun prix mais l’affronter au contraire, avec à chaque fois le sentiment qu’il soit le dernier, que l’aube ne vous glacera plus de ses clous le lendemain. Quel délice !
Etre libre, être un homme…voilà le bonheur.
Oscar ferma les yeux, souriante. Elle maîtrisait tout cela. Elle avait eu un petit moment de faiblesse tout à l’heure, mais c’était fini, plus de trouble à l’horizon, mer calme, vent plat, la traversée de son existence pouvait continuer. Devait continuer. Oui, on allait voir ce qu’il en coûtait de mettre un Capitaine de Jarjayes en cage.
 
- Entre Grand-Mère, invita Oscar les yeux fermés en réponse aux trois coups discrets. Entre, j’ai presque fini. Veux-tu bien m’aider à me laver les cheveux ? Comme lorsque j’étais…petit garçon…
 


Elle sourit. Et tendit son bras, languide. Grand-Mère commençait toujours par le poignet et montait, montait, les mains pleines de ce savon de pays qui ne sentait ni bien ni mal, il vous caressait simplement les bras et les épaules et finissait en gros buisson mousseux sur votre tête. Elle sourit, avant le grand cataclysme elle voulait encore être un gros buisson ; juste un moment. Après elle redeviendrait impitoyable…
 
Oscar soupira, profondément, elle avait oublié combien les mains de Grand-Mère étaient douces et fortes, si réconfortantes.
 
- Tu sais Grand-Mère, murmura t-elle. Ne te fais aucune illusion : je ne mettrai pas cette…robe.
 
La robe devint soupir. C’était joli, pour un vêtement…Non, vraiment elle ne se souvenait pas de ce réconfort qui s’attardait au creux de son bras, dans la pliure dépliée, en rotations concentriques et légères. Très agréable…
 
- Et il faudra que tu me dises, enfin, ce qui se passe dans ta…cuisine.
 
La cuisine devint tout petit gémissement. C’était étrange, pour un endroit…Parce que là, non vraiment, elle ne se souvenait pas du tout que la caresse remontant jusqu’à son épaule pouvait être à ce point….
 
- Grand-Mère ?
 
Le nom de l’aïeule devint afflux de sang dans les joues, ce qui là vrai de vrai était complètement, mais complètement impossible : elle n’avait aucun souvenir de ces doigts tendres dessinant son sein droit pour mourir délicieusement sur la pointe !
Oscar ouvrit les yeux au même instant que jailli le geyser liquide, son cri et son corps, conséquences du mouvement qu’elle eut pour s’extraire de l’eau.
 
- VOUS !!! hurla t-elle, pivoine.
 


« Ah Mon Dieu… » fut tout ce qu’on trouva à dire, assorti d’un regard d’un bleu à vous couper le souffle tout de séduction éblouie. Et ce « Ah Mon Dieu », cette fois, avait un accent…
 



Légèrement affolée et tout à fait furieuse de montrer toute l’étendue de sa nature…masculine, Oscar se rua comme une diablesse sur la seule chose qui tenait lieu de rempart, c’est-à-dire le drap au fond de cette baignoire, faillit se faire tomber en tirant dessus, jura, rougit de plus belle et parvint tout de même au bout de longues secondes à jeter le voile sur les mystères de la création.
Sauf que cette toile pesait des tonnes, et ressemblait plus à une serpillière qu’à l’armure dont elle rêvait.
Toujours est-il qu’elle se sentit plus à l’aise pour injurier qui de droit.
 
- Espèce de…de…
- Oscar ! Mon aimée, je ne voulais pas…Ah Mon Dieu, vous êtes…
- DEHORS espèce de pourceau !!! reprit la jeune fille en sortant de la baignoire sous le coup de l’inspiration qui la fuyait. Comment osez-vous entrer dans mes appartements, Fersen ! DEHORS !!
- Mais…c’est vous qui m’avez dit d’entrer. Et je vous ai vu, si rayonnante dans toute la gloire de…
- Pe…pe…pervers !!!
Les mots eux aussi la fuyaient.
Elle traîna des litres d’eau à sa suite quand elle recula, le linge tout joyeux d’inonder tout sur son passage mais très attirant pour Fersen, qui lui continua d’avancer d’un air contrit.
 
- Mon adorée, calmez-vous, je…
- Me calmer ?!! Ne me dites pas de me calmer ou…ou je vous tue !!! Et puis REGARDEZ-MOI DANS LES YEUX !!!
- Ah mon Dieu, vous êtes si…
- Ne me dites pas comment je suis, sortez !! Sortez immédiatement ou je…
- …si vulnérable dans ce drap, si…
 
Les fesses nues d’Oscar butèrent soudain contre un tiroir de nacre rose, elle faillit se retourner mais échappa de justesse à la honte d’exposer de tels arguments à ce stade de la conversation, et, pour la première fois, à bout de nerfs, sans réfléchir, laissa échapper un petit peu de son âme :
 
- ANDRE, A MOI !!!
 
Sans réfléchir, vraiment.
Comme ça, sans penser, ce nom telle la chose la plus naturelle, la seule armure valable en ce bas monde.
Qu’elle répéta, lorsque le Comte et ses « Ah mon Dieu » approchèrent d’un pas, et encore un, alors qu’elle ne pouvait plus décemment reculer dans le tiroir, le tout trouvant sa conclusion dans l’explosion soudaine de la porte fracassée d’un coup de botte.
Ce qui était remarquablement ridicule puisqu’elle n’était pas fermée, mais Oscar ne retint pas ce détail au profit de la vision d’un André fou furieux pas long à jauger la situation et se ruer sur Fersen.
 
- Non mais dites donc espèce de pourceau !! DEHORS !!
 
Il y avait comme du déjà vu là aussi…
Avant de pouvoir replacer une de ses répliques d’anthologie, Fersen en reçut une belle dans la mâchoire qui l’envoya bouler dans les quelques bibelots niaiseux à proximité. On cumulait les avantages, cela faisait le ménage en plus …
Presque aussitôt sur pied en homme d’excellente condition physique car chouchou de l’autrice, le suédois évita la deuxième salve et entama les hostilités :
 
- Bättre och bättre, den slöfock här !!*
 
Le cours de suédois s’arrêta là et on passa aux exercices pratiques, André enrôlé de force pour aider à balayer le meuble opposé d’autres bibelots tout aussi hideux.
Oscar aurait follement aimé qu’ils étendent leurs talents de nettoyage au baldaquin et tout arracher, mais brusquement la perspective de voir s’écrouler ce décors à cause d’eux lui déplu. En réalité, c’était parce qu’elle ne pouvait y participer, après tout ce privilège devait lui revenir de droit.
Et puis elle était nue avec deux hommes dans sa chambre, pour un Capitaine de la Garde cela n’était pas acceptable.
S’entortillant tant bien que mal dans sa vaste serpillière, main devant main derrière pour tenir et protéger ce qui pouvait l’être, la jeune fille se précipita sur les splendides mécaniques qui s’agitaient là-bas. Elle évita au passage une petite figurine de bergers en porcelaine qui souriaient bêtement quand Fersen envoya André voir du pays, attendit que se pulvérise le couple de moutons qui allaient avec quand André reprit le dessus. Puis hurla de toutes ses forces à défaut de pouvoir faire autre chose.
 
- Cessez de vous battre nom de D…, et sortez !
 


Les deux hommes se figèrent, Fersen dessous casaque jaune les mains en étau sur le cou de son agresseur, André casaque rien du tout prêt à sauter l’obstacle poing en avant. Casaque rien du tout, oui.
Parce qu’évidemment, voilà, il était torse nu et le cheveu mouillé comme toute à chacune l’avait peut-être deviné, lui aussi avait été surpris dans ses ablutions.
Mais il pratiquait véritablement le style à la hussarde lui, à l’eau froide dans un coin de sa chambre, et malheureusement Fersen était intervenu beaucoup trop tôt pour qu’il puisse retirer son pantalon et ses bottes. Eh oui, la vie n’est pas toujours faite de bons enchaînements.
 
Il n’avait plus d’épluchures, juste l’air infiniment surpris lorsqu’il leva les yeux.
 
- Oscar…mais il faudrait savoir : tu m’appelles au secours et maintenant tu veux que je sorte.
- Je n’ai pas appelé « au secours » ! s’embrouilla t-elle sous ce manque de tenue vestimentaire évident.
- C’est comme moi, intervint Fersen, la voix étouffée par la poigne de son adversaire. Je vous signale mon aimée que vous m’avez dit d’entrer.
 
L’index de la jeune fille fondit vers l’impudent, enfin failli car sinon elle aurait tout lâché.
- Vous, taisez-vous ! Je ne vous ai rien demandé.
- Comment ça tu lui as dit d’entrer ? gronda André, le sourcil en buisson.
- Bien sûr que non, je croyais que c’était Grand-Mère !
- Grand-Mère est venue ?
- Mais non je…
- Si, vous m’avez dit d’entrer, s’obstina Fersen.
- Vous, fermez-la ! recommença à s’énerver le jeune homme.
- André ça suffit, lâche-le ! Et sortez, ventrecul j’en ai plus qu’assez et j’ai froid !
- Mais sais-tu ce que tu veux à la fin, ce maroufle te menace, je…
- MOI ?!! Je menacerai ma future femme ? Löjlig **!! Par contre chère adorée c’est vrai que vous ne savez pas ce que vous voulez: vous dites ”entrez”, puis autre chose, et à la fin on n’en sort plus.
- Si vous redite encore une fois « mon adorée »…
-  …elle vous tue, compléta André.
- Toi, la ferme !! cria Oscar. ET SORTEZ TOUS BON SANG !!!
- Je peux entrer ? fit soudain la voix de Girodelle.
 
Avant même de comprendre comment, il était là. Les mains d’Oscar se crispèrent quand ses yeux découvrirent un bel aplomb tout fringant pour la détailler de la tête aux pieds. Une caserne, sa chambre devenait plus fréquentée qu’une caserne de campagne !
 
- Vic…Mon…Monsieur de Girodelle !! Qu’est-ce que vous voulez encore.
- C’est vrai ça ! Qu’est-ce que vous voulez encore ! s’interposa aussitôt André levé comme un diable de sa boite.
 
Le Lieutenant dut pencher un peu de côté pour continuer de fixer la jeune fille, sourit lentement de manière indéfinissable.
- Oscar…décidément votre tenue est un défi permanent aux lois de la gravité. Tout à l’heure déjà votre chemise tenait à peine…mais là, c’est tout à fait charmant.
 
Les joues repartir vers les régions rosées de la confusion, tandis que son compagnon d’armes faisait son possible pour remplir sa fonction de paravent viril :
 
- Dites donc, puis-je savoir ce que vous regardez…
- C’est ce que je voudrais bien savoir aussi, grogna Fersen se mettant debout devant Girodelle, l’œil nettement moins bleu de charme toisant le petit Lieutenant.
 
Hors d’elle d’être après tout considérée comme une pauvre chose en détresse, Oscar contourna le tout et vint se planter entre eux trois, les joues cuisantes.
 
- Par les cornes d’Albigaïle de Jarjayes, allez-vous finir oui ?!! Je suis ici chez moi, vous n’avez rien à y fair…
- Qui est Albigaïle de Jarjayes ? demanda à ce moment Fersen, semblant considérer André d’une toute nouvelle sympathie. Elle avait des cornes ?
- Oui, je vous expliquerai, c’est une longue histoire.
- Ah, moi je la connais par contre, se rengorgea Girodelle d’un coup d’œil plein de mépris au suédois. J’ai vu le portrait en bas.
- Un portrait ? Comment ça, je ne comprends rien…
- C’est une habitude chez vous, ricana le Lieutenant.
André approuva.
- Alors ça c’est vrai, d’ailleurs c…
 

Oscar faillit réellement lâcher de rage son drap sous l’aimable conversation qui s’amorçait, on l’ignorait, elle, dégoulinante et nue sous ses atours de fortune, sous ce drap qui se collait à ses poings et glissait de plus en plus.
Elle se tourna comme elle put sous le nez d’André.
 

- Mais vas-tu te taire ? explosa t-elle. Allez-vous tous vous taire et sortir d’ici une bonne fois pour toute !!
Elle rougit un peu plus, véritable petite écrevisse face au regard de printemps lorsque un instant il détailla la chute de l’empire de tissu qui dévoilait de bien troublantes contrées. Juste un instant, le temps de reconsidérer Girodelle, qui pour sa part détaillait une chute de reins de l’autre côté.
 
- Allez-vous cesser de sourire ainsi ? fulmina André en crispant un poing guère patient. Je ne m’en irai que lorsque ces deux-là seront sortis !!
- Oh mais attendez ! se rebella Girodelle en avançant d’un pas brusque. Vous êtes qui, vous, pour me donner des ordres ?
 
Oscar se retourna et buta sur lui. Elle déglutit péniblement. La situation devenait serrée, soudain, vraiment très serrée…
- Je vous donne des ordres parce que vous n’avez rien à faire ici !
- Et vous, qu’avez-vous à y faire ?
La jeune fille cessa un peu de respirer : hormis la barrière de son poing elle était collée à un Girodelle tout à sa fureur quand cet autre, pas loin du tout, était derrière elle…
- J’y fais mon travail mon petit Monsieur ! explosa André avançant vers ce nouvel ennemi. On me demande de protéger et servir, alors je protège et je sers ! Et face à des mal élevés comme vous ce n’est pas du luxe !
…et voilà, tout à fait coincée. Très étroitement entre deux montagnes qui laissaient l’empreinte de leur pic rocheux, à un endroit parfaitement indécent…
- Quelle prétention !! Des coups de fouet, voilà ce que vous méritez, éructait Girodelle, la roche vraiment fougueuse.
- Allez-y, comme cadeau de mariage cela fera très élégant, très original ! répondait André, pas en reste en se pressant dans le dos d’Oscar, sur ces fesses pour être tout à fait exact d’un point de vue géographique.
Un sourire vague et légèrement hébété s’épanouit sur les lèvres de la jeune fille devant la double masse mégalithique… 
- « J’ai souvent fait ce rêve, étrange et pénétrant »…murmura t-elle d’une voix molle.
 
Les voix masculines parurent lui venir de très loin, un brouillard délicieux s’étendait sur sa conscience…
 
- « Cadeau de mariage » ! Exactement car Oscar et moi allons nous marier le plus rapidement possible pour ne rien vous cacher ! Et si j’étais venu c’est pour reprendre là où votre intervention odieuse de tout à l’heure nous a interrompu !
 
Elle n’eut aucun geste de révolte quand Girodelle enlaça brusquement son visage, se pencha avec passion…
 
 
Oscar ouvrit les yeux.
Le cœur battant elle contempla la pièce parfaitement vide.
Amollie dans son bain sous le coup d’un assoupissement involontaire elle mit du temps à comprendre.
Un rêve !! Un ignoble rêve laissant place aux pulsions les plus débridées que son existence entière, dut-elle mourir à 120 ans, ne pourraient chasser ! La faute à ces foutus pétales de roses évidemment, elle s’était endormie et voilà le résultat, honteux, de tout ce gâchis.
 
- Je suis un homme !! cria t-elle au silence, son poing battant l’eau de sauvagerie inquiète.
 
Elle se leva, mal à son aise, confuse de voir qu’un esprit cela ne se contrôle aussi aisément qu’une garnison de fantassins. Au passage elle couva d’un œil d’orage la robe pourtant ravissante, puis s’empressa d’ensevelir son corps sous ses vêtements masculins habituels.
 
- Ils vont voir, à ce soir de Bal…
 
Puis elle fixa le mur de sa chambre.
 
Le visage perdit de sa teinte farouche, lorsque le souvenir d’un torse nu voleta jusqu’à son esprit. Il se lavait, lui aussi…peut-être. Que faisait-il ? André…
 
Une moue contraria l’harmonie de son visage. Cœur de chocolat…Oui quelque part, dans son corps, quelque chose fondait sous la pensée d’un sourire de printemps.
Mais sa saison préférée était l’Automne.
 
Oscar secoua la tête comme un jeune animal refusant la chaîne, plus malheureuse qu’elle ne voudrait jamais l’admettre.
 
- Personne ne me mettra en cage…et surtout pas toi. Personne…murmura t-elle.
 
Cœur de chocolat ? A d’autres ! Sur le chocolat aussi ou pouvait se casser les dents…
 
 


* de mieux en mieux, voilà l’abruti !
** Grotesque





 
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