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  3. Ragoût mon amour...I
 




Chapitre III.     Ragoût, mon amour… Partie I  



L’homme a horreur du vide, dit-on.
Habituellement il s’agit plutôt de celui de l’âme, du spirituel ou des sentiments mais le Comte de Fersen en rajouta un beaucoup plus prosaïque, ce matin-là : l’homme a horreur du vide des maisons.
 


Grand principe, qui fait se transformer l’être le plus civilisé en quelque chose de pas vraiment beau à voir : au bout de quelques minutes il tambourine, s’énerve, parfois prend la demeure pour une personne et la traite de tous les noms s’il n’a aucune éducation, étape que le Comte par bonheur évita ; bref devient très vite échevelé contre cette foutue porte ayant l’audace de rester close. La visite de courtoisie devient lutte de pouvoir, très « la maison ou moi », surtout quand on aperçoit une silhouette en haut qui se penche, comme pour vous narguer.
 


En réalité c’était Grand-Mère à la lucarne, croyant à un fâcheux venu chercher quelques pièces. Ce qui n’était pas vraiment faux, pour le côté fâcheux en tout cas. Pour l’autre côté, celui des pièces…Grand-Mère estima qu’en matière de miséreux on pouvait trouver pire : haute silhouette élancée, la taille bien prise et les épaules larges, l’œil qu’à cette distance elle devina clair, et un visage hum…vraiment trop séduisant pour être malhonnête. Ou alors ils avaient de nouveaux arrivages à la Cour des Miracles, et dans ce cas si tous étaient comme cet inconnu il faudrait peut-être songer à organiser des visites guidées. Malgré ses années bien tassées Grand-Mère restait une femme, oui, et pas encore aveugle pour ne pas s’apercevoir de la beauté torride s’énervant sur son perron.
Elle avait déjà raté André, sur celui-là au moins elle ouvrit de grands yeux. Avec quelques années…quelques dizaines d’années de moins elle aurait sans hésiter ouvert à la volée pour lancer un discret et sobre « Wouhouuuuu, j’arrive mon beau ! », mais étant assez lucide sur les outrages du temps, se contenta d’un simple signe de main pour signifier qu’elle arrivait.
 


Ce qui fut pris par le Comte pour la suprême injure : à cette distance un index se confond facilement avec un majeur, même agité en bas. Désastre des maisons à étages…
 

- Que…Mais sont-ils fous ici ? clama Fersen, scandalisé.
 


Outre une virilité des plus affolantes, cet inconnu possédait un accent qui rendait jolie la plus sordide injure. Décidément, avoir tout pour soi comme cela devenait un tantinet écoeurant, pour la gent masculine en tout cas. La population féminine, elle, est bien connue pour s’accommoder des petites nausées ; ça contrebalançait.
Ce fut donc sur cette quintessence de beauté masculine que la porte s’ouvrit enfin, Grand-Mère en tout point sidérée de voir que décidément ce fâcheux était encore plus attrayant vu de près, même avec deux trois mèches un peu désordre. Ce qui ne gâtait rien bien au contraire, donnait à l’ensemble un petit côté sauvage, style aventurier des perrons, baroudeur des seuils de portes, bourreau des cœurs et des vestibules même, lorsqu’elle le fit entrer. Tout juste si elle n’en laissa pas tomber son grimoire de recettes que dans sa hâte elle avait coincé sous son bras. Mais le grand âge a ceci de bon qu’il vous fait vite reprendre votre lucidité, pour au moins ne pas balbutier lamentablement devant tant d’attraits physiques.
 

- Monsieur ? Puis-je vous aider ? Venez-vous voir le Général de Jarjayes, et dans ce cas puis-je savoir votre nom ?
 

Rajustant sa bonne mise capillaire d’un balayage de main très mâle, l’inconnu s’inclina d’un léger sourire de circonstance sans même s’apercevoir qu’il pouvait mettre le feu à la première donzelle venue.
- Laissez-moi me présenter chère Madame de Jarjayes : Comte Hans-Axel de Fersen. Mes hommages…
Le tout suivi d’un baise-main parfait, qui ne pouvait que l’être venant d’une telle perfection.
 

Sauf qu’il venait de se vautrer complètement.
Détail que Grand-Mère décida d’emporter avec elle dans la tombe car sur son honneur, « homme à ce point séduisant ne peut faillir ». Elle se sentait en pleine forme, les dictons fusaient de partout, et puis ce jeune dieu lui rendait sa bonne humeur quand à son âge : faire du Général son mari la rassurait soudain, en voilà au moins un qui ne la prenait pas pour une cantinière ayant connu tous les champs de bataille, de Marignan aux Croisades en terre sainte.
Celui-là, elle allait en prendre soin.
 

Nageant dans un océan de béatitudes, Grand-Mère fut pourtant contrainte de revenir sur les rivages de la vérité et se présenta, rosit un peu plus de plaisir lorsqu’elle apprit que le bel inconnu souhaitait voir Oscar. Ce qui revenait à dire qu’il l’avait prise pour la mère de la jeune fille. Sa mère. La mère d’une jeune fille de dix-huit printemps. Ce qui revenait à dire qu’elle l’avait eu à…trente-deux, huit, quarante-trois, heu…ouf…hum, d’accord. Cet homme était parfait mais en calcul un peu à la ramasse. La gent masculine pouvait respirer, il y avait tout de même quelques défauts de-ci de-là.
Mais foin des petits détails ! Elle avait décidé qu’il était extrêmement sympathique quelles que soient les raisons de sa venue, pas loin de croire que l’un des fameux Princes des comptines enfantines s’était brusquement matérialisé.
 
- Je suis navré de devoir vous l’annoncer de cette façon chère Grand-Mère, mais je viens défier Oscar en duel. L’offense est d’importance. Mes témoins se tiennent à sa disposition, à lui de me faire connaître les siens.
 

Quoué…
 

QUOUÉ ????
Comment ça, « un duel » ! Les Princes se lancent dans la crapulerie maintenant ? Trouent la peau des belles Princesses, cassent la gueule aux gentilles fées et s’accoquinent avec la sorcière du coin ? Mordiou ! Mais qu’est-ce que tout cela signifiait ? Oscar ne lui avait absolument pas parlé d’une « offense d’importance » dernièrement, et André non plus, trop occupés qu’ils étaient l’un l’autre à se battre dans toutes les pièces de toute façon.
Et voilà, encore une chose qu’elle avait ratée ! Ah non mais c’était trop fort, inacceptable!
Surtout venant d’un jeune mâle aussi parfaitement parfait et sympathique, qui déblayait sa chevelure comme on vous dit des mots d’amour.
Non ! Cela n’allait pas recommencer, des meurtres, de la violence, Jarjayes était maudit ! Dès qu’un visiteur mettait le pied dans l’entrée une vague mortifère le saisissait alors ? Un ancêtre hantait-il les lieux et poussait tout le monde à se battre, s’énerver à l’arme blanche, jouer des poings comme on joue aux cartes ? Mais mordecul, non ! Non, non et non, ce n’était pas pos….
 
Mon Dieu…elle était vraiment stupide !
Cet homme était trop beau, lui avait un instant brouillé l’esprit parce qu’alors là oublier si vite la puissance des Dieux coincée sous son dessous de bras, il fallait le faire : Le Grimoire de Bonne-Maman Triquet !
 

Mais Où avait-elle la tête ?!!
 

A L’ASSAUT !!!
Finalement cet inconnu était en un envoyé céleste, sauf qu’il ne se doutait absolument pas du traquenard effroyable qui se tissait dans le vénérable cerveau. Une maille à l’endroit, une maille à l’envers…le tissu promettait de tenir chaud, allait brûler tout sur son passage, technique de la terre brûlée façon Grand-Mère. L’agriculture du cœur, la jachère, labour et mamour sont dans un bateau, et personne ne tombe à l’eau.
Bon.
Ne pas s’énerver surtout, amadouer la victime.
Grand-Mère se douta bien qu’un simple pot de pâté n’y suffirait pas, ce de Fersen paraissait légèrement mieux pourvu que la Marie Trouche, du point de vue de l’intelligence il va sans dire.
Et aussi du point de vue d….Oui ! Bien ! Pas de troubles pensées sinon les choses n’avanceraient jamais.
Tout sourire, Grand-Mère prit cet air d’innocente vieille dame qui en avait émoussé plus d’un, cœur de pierre ou d’artichaut. Bisque bisquera, tra lalalala, les lauriers sont coupés ! Et tu vas voir ce qui va t’arriver dans les bois…
 


- Monsieur de Fersen mais comment donc, un duel ? Voilà une histoire vraiment extraordinaire ! Dont j’ignorais tout, je vous assure. Oscar ne me fait pas de confidences vous savez, ne m’en fait plus devrais-je dire…Mais je suis fascinée pourtant par les duels, si si si je vous assure. Dans ma jeunesse je pratiquais beaucoup d’ailleurs, je…Mais vous avez l’air d’en douter ! Ne voudriez-vous pas venir vous asseoir quelque temps à la cuisine que je vous raconte tout cela ? Mais non voyons ce ne sera pas long ! Mais si voyons ce sera follement intéressant ! Et puis vous allez bientôt vous battre n’est-ce pas, vous allez être debout et vous agiter à n’en plus finir, aussi une chaise est la meilleure amie qui soit pour le moment, croyez-moi. Venez, venez ! Avez-vous faim, soif ? Aimez-vous les charcuteries ? Quel bel accent vous avez là, d’où le tenez-vous ?
 

Rien de tel que de lancer le monde sur leur sujet favori : eux-mêmes.
Même s’il se révéla très loin des pédants de Cour, Monsieur de Fersen enchaîna sans plus attendre sur sa personne amadoué qu’il fut par une Grand-Mère des plus entreprenantes. Le troisième âge parait si candide…c’est bien là sa force, on ne s’en méfie pas assez.
Fersen se retrouva bientôt confortablement installé avec les égards dus à son tour de rein magnifique : jambon, saucisse sèche, moins sèche et pas très sèche, fromage de tête, et spécialité de Grand-Mère, la terrine de lièvre au Calvados. Vu les antécédents de la vaillante aïeule c’était plutôt du Calvados au lièvre parfois, elle avait toujours du mal à privilégier le solide au liquide.
En tout cas, personne ne s’en était jamais plaint ici.
 
Bref, tout était en place :  la terrible expérience pouvait commencer…
 

****
 


- Bataillon, garde-à-vous ! Rompez ! Présentez arme, demi-tour à gauche ! Rompez !
 
Fabuleuse invention que l’armée, follement jubilatoire…à condition d’en détenir les clés de pouvoir.
 


Les talons fièrement plantés dans ses étriers Oscar respirait ce privilège à pleins poumons, laissant ses yeux voguer sur les quatre lignes parfaitement ordonnancées face à elle. Puissance…Maîtrise…Ici tout était à sa place, selon l’ordre immuable sécurisant sa logique. Obéissance aveugle sans la moindre provocation, l’ordre, la rigueur. La certitude de retrouver les mêmes charges le lendemain et toujours ce sentiment de dominer la vague incertaine de sa destinée. Et l’univers entier aurait dû être ainsi, vaste armée bien rangée à jamais débarrassée de ses éléments inconfortables.
Débarrassée…d’André.
 

- Demi-tour, droite !
 

Débarrassé de ce regard impudent, des ces « fillette » outrageants, de…
 

- Gauche ! Rompez !
 
…de cette assurance détestable car trop tranquille, trop sûre, trop insolente, trop…
 
- Droite ! Gauche ! Rompez ! Gauche !
- Hum…Capitaine de Jarjayes, êtes-vous sûr que tout va bien ?
 

Oscar fusilla du regard son Lieutenant le Comte Victor-Clément de Girodelle à ses côtés ; avec dans l’idée de lui dire vertement sa conception du respect dû à la toute puissance qui était sienne.
- Qui vous permet de m’interrompre, Lieutenant ? Puis-je savoir ce qui motive un tel manquement aux règles hiérarchiques ?
- Peu de choses en vérité…mis à part ceci peut-être.


Elle suivit la main ouverte et découvrit une effroyable pagaille due à ses ordres débités bien trop vite au point qu’une moitié de ses hommes était encore en train d’essayer de les comprendre, quand d’autres les avaient exécutés et en faisaient de nouveaux pour passer le temps. La moitié des soldats avait l’autre moitié sous les nez, des baïonnettes s’entrecroisaient, quelques uns étaient tombés, sans compter un tendre soleil s’ébrouant comme un chien fou dans l’ensemble pour faire transpirer tout ce joli monde. Au final un vrai merdier, dû à sa toute puissance.
 

L’univers sans André, tel un Paradis perdu…
Parce que tout était de sa faute bien entendu, c’était tellement évident ! Lui, lui ! Grotesque donneur de leçons, infâme provocateur, et pourquoi ! Que ne pouvait-il la laisser en paix, même ses pensées étaient remplies d’Andrés, des multiples, des déplaisants, des frondeurs, partout, la poussant à cette horreur militaire !
Et faisant sourire en coin son Lieutenant certainement, ce qui était encore plus terrible. Car lui n’avait que faire d’André, il ne subissait pas ses provocations ! Il ne savait rien de l’origine de ses colères. Le monde entier riait d’elle alors que sa détresse était si profonde !
 

- Messieurs ! Vous faites honte à Sa Majesté et à moi-même, votre incapacité à comprendre mes ordres vous vaudra les pires sanctions la prochaine fois ! En attendant rompez les rangs, ET EN SILENCE !
 


Quand on est Capitaine de la Garde on a une façon toute particulière d’exprimer sa détresse, évidemment.
Oscar serra ses mains gantées sur les rênes de Tonnerre, magnifique lusitanien à la robe immaculée contrastant si fort au sombre de ses réflexions. Que pourrait-elle encore imaginer ce soir lorsqu’elle se retrouverait devant cette obstination au yeux verts, pour lui tenir tête et se battre, lui prouver qu’elle était la plus forte, toujours plus forte chaque jour ! Mais lui aussi l’était un peu plus, à chaque fois, trop, jouant de cette supériorité atroce, celle d’être…UN HOMME ! Rage ! Elle l’aurait pourtant ! Un jour elle le battrait ! Dut-elle mourir asphyxiée comme la dernière fois mais elle lui rabattrait de sa superbe, juré ! Elle-même ne comprenait pas pourquoi mais cela devenait à ce point vital de prouver sa domination, sur toutes choses, depuis quelque temps ; de la montrer, à la face du monde même. Revendiquer sa condition. Garçon, à jamais. Un homme elle aussi. UN HOMME ! Plus fort que lui…
 

- Je vous interdis de faire le moindre commentaire sur ce qui vient de se passer, Lieutenant ! marmonna Oscar choisissant de ne pas regarder le visage moqueur .
 


Où elle n’aurait découvert aucun sourir, si ce n’était l’éclat attentif d’un regard gris très…attentif justement. Entre militaires en tout cas. Enfin, entre hommes pour être tout à fait exact.
 

Eh oui, lui aussi…
 


Lui aussi voyait ce que tout lecteur normalement constitué devinait, des grâces de colombe tailladées d’arquebuses, charmante femme-enfant fragile comme un canon prussien. Et belle, armée jusqu’aux poings de sûreté infaillible, le verbe net, soldat aux cheveux d’ange d’où poudraient des étoiles tant elle ne semblait appartenir à aucune vie réelle. Que l’on devait se contenter de regarder, à la dérobée, pour mieux la rêver lorsqu’elle n’était plus là. Avec un caractère, Seigneur Dieu ! Un caractère qui vous chavire autant le cœur que la mâchoire si une parole est estimée déplacée !
Oui, une vraie femme.
 

Notion très subjective, car à cet instant une grande décision fut prise par l’intéressée : dès demain, André n’appartiendrait plus à ses colères ni ses pensées. Un duel, voilà la solution ! Mais pas ces rixes stupides qui remplaçaient ces derniers jours les vaillantes batailles d’autrefois, pleines d’amitié. Elles étaient mortes, celle-ci…et peu importe pourquoi ! Le passé n’existait plus, ils avaient changé l’un comme l’autre, il était vain de le regretter.
Un duel.
Avec un enjeu tel que plus jamais cet effronté ne pourrait se moquer ! Parce qu’elle gagnerait, bien entendu. Rapide, légère, rusée…elle avait tout pour lui faire goûter la poussière à ce goinfre, seul repas digne de lui ! L’enjeu ne pourrait que l’appâter, pauvre fat. Plus forte que toi, à jamais !
Ce soir sonnerait son triomphe…
 


****
 


- Cela sent terriblement bon, chère Grand-Mère ! Je ne suis pas encore très féru de cuisine française mais qu’est-ce que cela ? Jamais je n’avais senti pareil fumet…
 


Souriant aux tendres glougloutements s’échappant de sa marmite, Grand-Mère le visage ainsi penché semblait l’incarnation même d’une créature païenne et sans âge, matrone fantasmatique très légèrement inquiétante pour qui la connaissait habituellement.
Soudain, l’œil myosotis avait perdu de son velouté de fleur pour presque se transformer en une sorte de plante carnivore follement espiègle et mutine, délaissait de temps en temps sa surveillance culinaire de discrètes oeillades pour contempler à loisir son séduisant butin. Jolie mouche, endors-toi…bois le miel de mes paroles…écoute chanter Grand-Mère…
 

- Ah Monsieur de Fersen, mais aucune cuisinière française digne de ce nom ne vous livrera jamais ses secrets ! Pour nous la nourriture est sacrée savez-vous, douée d’un grand pouvoir…
- Mais vous m’intriguez ! Mon Dieu, aurais-je jamais supposé trouver personne plus sympathique en arrivant ici. J’avoue que je suis surpris : Oscar de Jarjayes est si différent, bien loin de la gentillesse de votre hospitalité. A présent je sais que vous n’êtes pas parente, mais tout de même…Ce Capitaine est un jeune arrogant, voilà la vérité !  Aurais-je su d’ailleurs qu’il était officier royal que je l’aurais défié sur-le-champ. D’une insolence…intolérable ! Je suis désormais peiné de vous imposer cette épreuve, mais ce duel ne fera que du bien à ce petit morveux. Sauf votre respect, Grand-Mère, bien sûr…Je vous promets par contre de ne le blesser que légèrement, c’est le moins que je puisse faire eut égard à votre accueil. Je gage que Oscar ne tienne pour blessure d’orgueil offense plus grave que le physique, n’est-ce pas ?
 


La vieille dame attrapa un pot de grès, y préleva quelques grains et les broya sommairement dans sa paume, sentit le tout en fermant des yeux enivrés puis le jeta dans le feu bouillonnant qui protesta sous ce plaisir furtif. Une troublante odeur anisée s’épanouit un moment, forte et de plus en plus subtile à mesure que le fumet de viande reprenait ses droits. Elle essuya ses mains sur son tablier et revint s’asseoir devant son jeune dieu qui avait depuis fait un sort aux victuailles. Pas assez à son goût…mais évidemment une musculature qu’on devinait de marbre ne se taille pas à coup de saucisson : l’artiste avait eu la main habile, pas question de gâcher cette mâle beauté sous le burin de cochonnailles trop lourdes. Affichant un ardent sourire, Grand-Mère acquiesça vigoureusement.
 


- Monsieur de Fersen, mais comme je suis d’accord avec vos paroles ! Vous avez parfaitement raison, mon Oscar est en effet très attachée à l’honneur. Par contre je ne comprends toujours pas très bien pourquoi vous voulez la…le provoquer en duel.
- Il ne vous a vraiment rien dit ?
- Aucun mot.
- Par exemple ! Cela ne date pourtant que d’hier soir…au bal de l’Opéra, non ?
- Vraiment pas.
- Et bien c’est fort simple : alors que je devisais aimablement avec une dame…ah mon Dieu, un ange de blondeur devrais-je dire, une déesse…ce jeune freluquet s’est brusquement interposé de la plus grossière des manières ! Brisant net cet échange délicieux il m’a prié ni plus ni moins de déguerpir sur-le-champ, ce que j’ai évidemment refusé. Me lançant son nom à la figure comme un soufflet, comme si j’avais que faire de ses titres ! Petit Capitaine, fluet, mal élevé ! Oh…pardon Grand-Mère…
- Non, non continuez !
- Rien que de très banal par la suite : aussitôt rentré je me suis informé du lieu où résidait ce jeune écervelé, pour régler cette question en gentilshommes que nous sommes. Il a l’air courageux, ça je ne peux le nier, mais pour le reste sa conduite a été tout simplement inqualifiable ! Mais à présent que je vous connais…j’hésite à montrer l’intransigeance qu’il mérite. La voix de la raison me souffle d’être magnanime.
- Non, non, non, laissez-la souffler car il n’en est pas question ! Et je vous incite même à ne pas vous contenter d’une blessure superficielle : Oscar est en effet très mal élevée, je suis amplement d’accord avec vous. Il lui faut enfin un adversaire à sa taille je me le dis depuis fort longtemps, je vais même vous engager à la plus impitoyable des fermetés. Oh et puis je vais vous parler franc Monsieur de Fersen…Demain faites-moi plaisir : tuez Oscar et qu’on n’en parle plus !
- QUOI ?!
- Parfaitement. Faites-le proprement, sans hésitation, tuez !
- M…ais…
- Ne vous embarrassez donc pas de moi, ni de personne d’ailleurs, donnez à Oscar ce qu’il mérite. Tuez-le !
- Grand-Mère ! Je…
- Tuez vous dis-je, cela reposera mes nerfs de vieille femme épuisée. Non parce que cela commence à devenir éprouvant à la longue savez-vous ! Il est infernal, indiscipliné…irrespectueux même ! Oui, oui tuez et vengez-moi par la même occasion.
- Oh !
- Allons ! Ne prenez pas cet air épouvanté car je suis de votre avis : vous avez amplement raison Oscar est odieux. Mais il risque de vous donner du fil à retordre il ne faut pas se voiler la face…aussi il vous faut reprendre des forces mon bel ami ! Oh mais tenez…il me vient une idée : je vais vous faire goûter  de ce ragoût et vous allez m’en dire des nouvelles ! Après cela toutes les chances seront de votre côté vous pouvez m’en croire. Si vous êtes patient vous pourrez même le défier dès ce soir, dès qu’il sera rentré. Après tout « affaire d’honneur n’attend pas » !
 


Et voilà mon mignon ! Un autre dicton dans tes jolies dents, un pour chaque circonstance, à te laisser sans voix sur le carreau ! Oui, c’est autre chose qui te rend muet, le léger soupçon que je sois folle peut-être…Ahaa mais le fou ne sera pas celui qu’on croit cher Prince, et atteint de la plus belle maladie tu vas voir !
Grand-Mère retourna à ses savants mélanges, dernière touche de ce plat aussi savoureux que mystérieux.  Une poudre rougeâtre…quelques grains de poivre…de curieux petits condiments en forme de becs d’oiseaux…une grosse pincée d’un je-ne-sais-quoi, des tours de cuillères, des petits rires discrets, un œil bleu vorace…Gare, J’ARRIVE !!!
 


Très satisfaite Grand-Mère huma une dernière fois son chef-d’œuvre et prit une assiette, une louche, servit le tout d’une mine de conspirateur aux soins d’orfèvre.
Encore au bord de la commotion sans doute, le Comte de Fersen ne put qu’observer les trois beaux morceaux de viandes nappés d’une sauce réellement magnifique, d’un lustre de moire aux odeurs complexes qu’il prit le temps de respirer, de plus en plus conquis, avec un rien de volupté.
 


- Mmhhh, Grand-Mère…Je comprends mieux le côté « sacré » de votre art à présent ! Quel est ce parfum ? Poivré, subtile, quoique caractéristique…de la réglisse ? Non, ce n’est pas ça…mmh…
- Allons, allons goûtez ! Je ne vais pas vous révéler mes secrets je vous l’ai dit. Prenez tout votre temps.
 

Fersen cueillit un morceau de la pointe de sa fourchette et l’humecta généreusement de sauce, l’œil gris quelque peu dubitatif encore mais les sens déjà vaincus pour pouvoir résister plus longtemps. Ouvrit la bouche, avide de capturer l’arôme de manière charnelle cette fois, enfin, et savourer de la langue l’explosion aromatique…
Les mâchoires viriles s’activèrent, régulières, rapides, et soudain s’arrêtèrent net pour laisser s’épanouir un murmure guttural proche de la jouissance.
 
- Tudieu !
Sans même attendre avoir fini il se rua sur un autre morceau, un autre, et encore un, avec à chaque fois un murmure de plus en plus cérébral et élaboré.
- Wow ! Aouf ! MMMH !!!



Au rythme de la mastication le jeune mâle posé et mesuré disparaissait, remplacé par des antennes invisibles branchées sur les seules sensations du corps. Corps qui lui-même se mouvait de plus en plus souplement au grès de bouchées divines, les yeux clos, et les pommettes infiniment…illuminées par le plaisir. La respiration même de ce vaste torse était devenue puissante, délicieuse à voir pour des yeux carnivores de grand-mères, des yeux féminins tout court à vrai dire, car au bout de quelques minutes la veste fut considérée comme de trop par son propriétaire ; défaite à la va-vite, elle fut jetée au hasard pour continuer le festin plus confortablement.
Malgré les quelques tripailles prises un peu plus tôt plus rien ne paraissait arrêter l’appétit dévorant, savourant encore et encore ce plat rare de murmures rauques en sensuels.
L’assiette fut très vite ravagée, une deuxième aussitôt remplie par un coup de louche magique, les nouveaux morceaux de viande engloutis avec la même délectation. Néanmoins le rythme finit par se ralentir, lorsqu’un index incertain s’insinua entre une pomme d’Adam et un jabot…
 


- I…il ne fait pas chaud, soudain ?
 
Grand-Mère croisa les mains sur son petit tablier bien soigné, Œil de Fleur aux pétales innocents.
- Vous trouvez ? Non pourtant …mais reprenez un peu de sauce je vous en prie…
 


Sourire béat aux lèvres, comme absent, Fersen s’exécuta puis essuya son front perlé de fines gouttelettes d’un revers de main négligente.
- Je…quelle sensation étrange. Je vous assure que…qu’il fait très chaud…
- Mais non.
- Cette cuisine est une fournaise…
- Ah ? C’est bizarre, le feu n’est pas très haut dans le poêle.
- Le feu…oui, le feu…wffff…cette sensation, décidément…oh…


D’un geste sec Monsieur de Fersen dénoua brusquement l’intolérable col, le jabot, trois boutons de chemise, et enfourna une nouvelle bouchée comme pour se donner raison. Grand-Mère, elle, en spectatrice privilégiée n’en perdait pas une seule miette, son œil chastement inquisiteur dans ce col ouvert sur des horizons qu’elle espérait, qu’elle devinait pleins de promesses depuis le début. Tout à fait satisfaite de cette revue de détail… : « Très bien mon garçon, tu es celui que j’attendais, très bien…Mange, régale-toi, délecte-toi de la chair fraîche que je t’offre mon tout beau, tu ne seras pas déçu… »
 


Encore une bouchée et les mains nerveuses s’attaquèrent au gilet de soie avec presque sauvagerie, le reste des boutons de chemise guères vaillants à se défendre. Prit de frénésie le jeune homme se leva soudain sans quitter des yeux son assiette, en préleva une bouchée comme un cocaïnomane sa drogue, allait furieusement se mettre torse nu quand un hurlement fracassa le seuil.
 
- BERTRADE !!! Il y a un satire dans ta cuisine, NE BOUGE PAS je viens te sauver !!!
 


Deux foulées et Fersen recevait un déluge de coups de cabas sur la tête, suivi de très près par l’attaque d’oignons et de poireaux qui se trouvaient dedans le tout copieusement assaisonné de couinements aigus.
 
- Voyou ! Libertin ! L’a point honte ! Jouer les culs bouillants devant des jeunes filles comme on l’est ! Bertrade, fermez donc les yeux ! Regardez point ! Je suis là, ha, ! Vous l’inquiétons point, j’ai la situation bien en main pour sûr !
 

HORREUR !!! Pour sûr que ça allait mal finir oui !! Mais pourquoi, POURQUOI faut-il que cette dévote des marchés arrivât toujours au pire moment !! Ah tant pis, il fallait la tuer elle aussi !!
 

- Prend ça, pis ça, pis ça !! Canailleux !! Je vas t’apprendre à montrer tes fesses à ma Bertrade !! Va me la traumatiser jusqu’au Jugement dernier !!
 


Une Grand-Mère folle furieuse était prête à lancer l’extermination finale, quand la situation changea sans crier gare, un homme de cette prestance pouvant difficilement se faire assommer par un blanc de poireau même manié par une spécialiste des légumes.
Par un habile jeu de jambes Fersen évita Marie-la Fronde et son cabas, fit valser ce dernier pour laisser la malheureuse sans défense face à ce qu’elle considérait être un suppôt de Satan des cuisines. Sauf que le suppôt avait un splendide sourire, la chemise ouverte sur des vallées terriblement vallonnées pour ses yeux puritains, et un discours tout bonnement incohérent.
 

- Mon dieu mais ma belle dame qu’est-ce qui vous arrive ! Ca ne va pas de frapper les gens ainsi ? Quand il fait si beau dehors, que les oiseaux chantent, que l’amour vous fait signe à chaque détour de ruelles !
- Quoi ? Quoi ? Mais qu’est-ce qu’y dit !
- Quand la nature vous convie à toutes les folies les plus délicieuses ! poursuivit un Fersen exalté en enlevant totalement sa chemise.
- Mmmon Dieu, Bertrade ! Mais qu’est-ce qu’y fait !
- Quand la brise vous caresse la joue comme des baisers !
- Vade retro Satanas !
- …que les arbres bourgeonnent comme votre visage !
- HIIIIIIIII mais qu’est-ce qu’y raconte ! hurla Hortense-Marie en prenant ses jupes à pleines mains pour s’enfuir autour de la table, poursuivit par un Fersen de plus en plus lyrique.
- Quand vos joues sont comme les pivoines timides de rougeur, que la Terre chante l’Amour comme les étoiles de vos yeux !
- BERTRADE, AU SECOURSSSSSSSSS !!!
 


Les cris d’une volaille qu’on égorge s’éloignèrent quand Hortense-Marie trouva enfin la sortie, le Comte à sa suite de quelques pas mais arrivé sur le seuil il se ravisa, salua Grand-Mère d’un geste emphatique aussi large que musclé, vu son torse splendidement révélé.
 


- Chère Grand-Mère, je vous dis au revoir ! A même très vite, je reviens tuer votre Oscar demain dès l’aube je vous le promets ! Je suis votre Chevalier désormais, prêt à pourfendre de mon…hum, ouf il fait tout de même très chaud ici…votre Chevalier disais-je ! Votre Lancelot –tiens, le lac en venant, excellent moyen de se rafraîchir- votre Perceval, votre Gauvain ! Et votre coq-au-vin était divin ! Sublime ! Unique ! J’en reprendrai avant le combat contre ce dragon demain, si vous le permettez ! Je suis invincible désormais ! Un roc ! Une pierre ! Une force qui va ! Qui s’en va même ! Et pierre qui roule n’amasse pas mousse ! Je vous aime Grand-Mère ! A demain ! A demain ! Ô Printemps, Ô les fleurs ! Ô AMOUR !  Adieu !
 

Il sortit en courant sur un rire de triomphe.
 

Grand-Mère leva un sourcil au bout de quelques secondes, se gratta le menton d’un air inspiré.
- Hum, j’ai peut-être un peu trop forcé sur le poivre non…
 

Puis haussa des épaules.
Le Plan huilait ses propres rouages au contraire ! L’Idée était en marche, irréversible, et pas question de s’arrêter en si court chemin. Car cela ne faisait que commencer après tout.
La fringante aïeule débarrassa la table et remit de l’ordre comme si rien ne se fut passé, recouvrit les restes du ragoût embaumant de plus en plus son office, jeta un rapide coup d’œil sur son grimoire ouvert à la page : « Poivre, Sel, Piments et Aromates – Les Effets Aphrodisiaques, Partie I »
Et sourit. Le referma soigneusement avant de soupirer satisfaite, puis compta sur ses doigts.
 


- Ce jeune inconnu, c’est fait. Il va revenir bien sûr, oui. Et vu ce que je lui prépare encore nul doute qu’il ne va pas prendre Oscar très longtemps pour un viril soldat ! Bien. Ce n’était d’ailleurs pas difficile, un jeu d’enfant. Et pardonne-moi Seigneur, mais j’adore jouer…Quoiqu’à présent, la partie va se corser si j’ose dire : André. Puis le Général. Eh oui pas de quartier mon cher militaire, il ne fallait pas me parler de mon âge, à vos risques et périls désormais. Et pour finir : Oscar ! Ah ma belle, ma petite et très chère enfant, avec toi cela risque d’être un peu plus rude que prévu. Mais j’ai attendri chair autrement coriace, fais-moi confiance…
 
 
Là-haut, très là-haut, parmi les nimbes ouatés des logis célestes, à plat ventre sur un nuage et visage poupin dans les poings, un petit ange à carquois s’était décidément beaucoup amusé lui aussi. Il se releva, épousseta quelques poussières de nuage et décida qu’il était temps de rajouter son grain de sel. Lui aussi avait une folle envie de jouer. Il ajusta une flèche d’or, banda son arc…
 
- Cupidon ! Affreux garnement, que fais-tu encore ! gronda soudain Vénus, Déesse de Beauté lascivement alanguie sur un cheveu de comète.
L’angelot prit de surprise sursauta, au moment même où la flèche partit.
Retombant aussitôt à plat ventre, il regarda impuissant la trajectoire se perdre dans le cœur de…
- Ooups…
- Et alors petit vaurien, tu as encore fait des bêtises comme d’habitude !
- Heu…Maman, je crois que nous avons un gros problème…



 


 
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