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  4. Ragoût mon amour...II
 





Chapitre IV.      Ragoût, mon amour…partie II.




« Les sources géopolitiques du conflit russo-prussien ne peuvent s’argumenter que difficilement au regard de l’approche ardue liée à l’antinomie sous-jacente des forces en présence, doublée des archaïsmes  militaires sus nommés et tripartites de… »


Le nez du Général de Jarjayes piqua brusquement sur les documents de son bureau, évita de peu la bosse par un redressement aussi involontaire qu’héroïque.
Se secouant avec vigueur, il cligna des yeux et pesta d’un air mauvais contre ce rapport de plus en plus soporifique dont à vrai dire il n’avait que faire : tirer de ce salmigondi un résumé d’une demi page à l’attention du Duc de Broglie, voilà qui était comique! Malgré l’approche sous-jacente des forces en présence les russes et les prussiens étaient des merdaillons, voilà la vérité. Pas besoin d’une demi page pour ça. Maudite Administration...

Le militaire se laissa tomber contre le dossier de sa chaise et massa très consciencieusement ses tempes douloureuses. Déjà qu’il avait dû ce matin se contenter d’un petit-déjeuner aussi frugal qu’insipide…Ah mais tout semblait étrange depuis quelque temps dans cette maison : Grand-Mère avait la tête on ne se savait où, André riait pour des riens…seul Oscar était tel qu’il fallait. Jouer du poing à tout bout de champ, voilà qui était conforme à l’homme qu’il se devait d’incarner ! Oscar était parfait. Mais la branche Grandier, elle, avait quelque chose de pourrie et de peu fiable, cela en devenait inquiétant. Peut-être devrait-il donner à son fils un nouveau compagnon d’armes…
Mais non, quelle folie ! Après tout cet André n’était pas si mal, à défaut de trouver mieux il avait au moins l’avantage de ne ressembler à rien.
C’est-à-dire pas à ces jeunes hommes potentiellement travaillés par ces mystérieuses substances propres à les transformer en démons de stupre. Non, en fait André était très bien, calme, posé…un peu trop souriant peut-être, mais heureusement son fils avait autre chose en tête que d’y voir un quelconque intérêt, à ce sourire.
 
Ce qui rassurait le Général à vrai dire car de véritables sueurs froides l’avait secoué il y avait très précisément un an, jour anniversaire des dix-sept ans du jeune homme.
Un beau matin, comme ça, pour on ne sait quelle broutille, le Général avait soudain levé les yeux et découvert dans un froncement de sourcils qu’André avait changé. Ce n’était pas une chose qu’il faisait souvent, lever les yeux ainsi et regarder attentivement quelqu’un, d’habitude les gens pliaient devant lui ou lui-même passait au-devant comme le militaire qu’il était, au pas de charge. Mais ce jour-là, peut-être avait-il mal mangé ou la conséquence d’un moment d’ennui fugace, bref, avait-il soigneusement observé André. Pour constater qu’il était devenu une catastrophe. 

Ah mais ça par exemple ! Mais comment donc une bosse ou une verrue n’étaient pas venues à un moment ou à un autre troubler l’ordre des choses ? Quelques dents gâtées, non ? Une jambe plus courte que l’autre, des pieds plats, vraiment pas ? A la place André était devenu une véritable bombe à retardement, un cas très préoccupant si sa fille n’avait pas été un garçon bien entendu. « …tout en restant une fille » avait-il pensé durant une seconde d’effroi. Hérétique, insensé qu’il était ! Non, non et non, Oscar était un garçon, et ce pauvre André un simple serviteur à son service.
Mais foutrement beau.
 

Le Général se leva de son bureau agacé. Et voilà, la faim le jetait encore dans ces vaines inquiétudes ! Ventre vide n’a pas d’oreille mais de la mémoire apparemment, et ce genre de pensées stupides il s’en était toujours bien passé.
Manger ! Voilà la seule et saine activité dont il avait besoin, et pas d’une soupe claire, ah non ! De bonnes grosses viandes, des salades de gésiers tièdes, des volailles dodues se défendant encore vaillamment sous la dent, des rôtis juteux ! Sauf que deux heures devaient s’écouler avant ce saint office, et jamais il ne tiendrait …
 


N’ayant pas très envie d’offrir à tous la sérénade qui se jouait en ce moment dans ses boyaux, le Général en homme de décisions décida qu’il fallait agir vite et fort, comme lors de la campagne de 1749 : avancer à couvert, fondre sur l’ennemi comme le crotale sur le mulot innocent et vaincre avec la rapidité de la hyène. Un bestiaire exotique à lui tout seul. Aujourd’hui il allait remplacer le Prussien par le saucisson, l’approche des fossés glauques par le dégoupillage de cadenas de cellier, pour le reste la tactique était la même. De plus si sur un champ de bataille tous les paramètres comptaient, de la vitesse balistique du vent au degré d’humidité des guêtres de laines des fantassins, ici le danger diminuait tout de même de beaucoup de trouver des poignées d’ennemis rien qu’en soulevant un vase.
Et puis il était maître chez lui, par Saint-Georges ! S’il avait envie de se tailler une bavette canaille dès 10 heures du matin c’était tout de même son droit.
Il allait sortir quand des cris l’attirèrent vers la porte-fenêtre, qu’il ouvrit avec un haut-le-corps pour se précipiter sur son balcon, et ne rien perdre d’une scène pour le moins incroyable : là, dans le parc, un inconnu torse nu paraissait débiter de la poésie à chaque insecte qu’il croisait tout en poursuivant une vieille folle qui hurlait comme un dindon.
 

- Mais…quel est ce foutoir ! hurla le militaire à leur intention. Monsieur, qui êtes-vous ! De quel droit poursuivez-vous cette…cette…Et vous Madame un peu de tenue que diable ! Faites face ! Croyez-vous que ce soit encore de votre âge de jouer à cache-cache avec une jeunesse ? Rendez-lui sa chemise! Re…
 


Le couple disparut derrière les bosquets sans qu’il puisse en dire davantage. Un poing rageur s’abattit sur la pierre : sa demeure devenait bel et bien l’antichambre d’un asile de fous !
Le Général n’avait pas pour principe de laisser place longtemps à la bizarrerie, aussi il se lança dans les couloirs puis l’escalier pour demander au premier Grandier venu ce qui se passait exactement ici. Et trouva la demeure parfaitement vide du moindre Grandier justement, foutrement beau ou cuisinière hors pair.

- Et bien ! Puis-je savoir où vous êtes passés, tous ?

La voix autoritaire se perdit dans le vide luxueux des salons, personne. Ca par exemple…Il retenta sa chance vers l’office, eut beau tonitruer dans chaque coin et recoin avec la même ardeur, point de Grandier, définitivement, nulle part. Prenant le tout pour un affront insoutenable fait à sa personne il allait se ruer vers les écuries quand une odeur suave chatouilla ses narines aiguisées. Passant la tête dans l’embrasure de la cuisine, il regarda prudemment…mmmh…Personne là non plus, juste le parfum entêtant d’une blanquette de veau à se damner. Le militaire regarda à droite, à gauche. Bien, la chose était entendue, pas de Grandier…
 


Ouvrant grand ses cinq sens il arriva devant une marmite posée sur le poêle, qui ronronnait doucement comme un gros chat de fonte. Quel arôme…volatile, puissant, qui se dérobait l’instant d’après pour mieux revenir vous tenter les papilles…tentation…tentation…hmm…
Avec précaution il ouvrit le couvercle et une explosion de saveurs l’acheva sur place, n’ayant qu’une idée en tête : manger ces tendres morceaux de viande baignés d’une sauce en tout point exceptionnelle et onctueuse. Grand-Mère s’était surpassée, jamais il n’avait vu pareil chef-d’œuvre…
 
 
 
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Quelle terrible chose que le ridicule.
A cause de lui vous vous imaginez que le monde entier devient soudain un œil monstrueux braqué sur vous, vous poursuivant quoi que vous fassiez, vous jugeant, vous condamnant, jusqu’à reléguer votre orgueil vers ce qui s’apparente bien à une fosse à purin moral. Et dès qu’il y tombe vous êtes perdu, car vous voilà sali de l’invisible tache plus éblouissante que n’importe quel étendard, de ceux claquant fièrement aux vents, avec marqués dessus : « je suis une conne  » ralliant à sa suite tous les badauds du coin et leurs moqueries les plus grasses. Prêts à tout instant à vous faire une haie d’honneur dès que vous repenserez à…ÇA.
Oscar ferma les yeux, tâchant de respirer pour dominer la furie colorant ses joues, autre symptôme charmant du ridicule et de ses étendards fleuris. BON DIEU !
Cela ne se pouvait ! Elle n’était pas conçue ainsi, se sentir plus misérable que la poussière des chemins alors que son éducation et sa fierté naturelle la poussaient vers les flamboyances de l’ambition. Elle n’était tout de même pas assez naïve pour croire qu’un jour ou l’autre on ne peut tomber de son piédestal, et qu’à défaut de se faire mal au postérieur c’est précisément l’orgueil qui souffre. Or son orgueil lui faisait un foutrecul mal de chien et elle ne l’acceptait pas.
 


Jamais elle n’avait vécu situation plus mortifiante, se comporter ainsi lors des manœuvres de sa troupe, les mener tous vers une pagaille totale, complète, grandiose…si encore il n’y avait eu aucun témoin ! Mais ce Girodelle, ce petit sourire d’alcôves, cette indulgente patience comme on la donnerait à un frère un tantinet demeuré…Bien sûr qu’il n’en avait rien laissé paraître le traître ! Mais traître il restait, et honte supplémentaire pour son pauvre petit orgueil endolori…
Foutu Girodelle, oui ! Qui avait eu l’audace de ne même pas la regarder quand elle avait signifié qu’elle ne viendrait pas le lendemain, prétextant une vague mission qu’elle venait d’inventer. Et il avait eu le front de ne pas faire de commentaires, de se conduire en gentilhomme, de la croire, d’être parfait ce faquin ! Oscar ne voulait pas qu’on soit parfait, pas quand le ridicule et ses étendards l’enveloppaient comme une momie.
Ce Girodelle n’avait pas le droit d’être irréprochable, lui ! Ne pouvait-il être comme André après tout ? Ha, comme elle aurait souhaité entendre une « fillette » soudain, une remarque déplacée et hop, dans la tronche le Girodelle ! Un nouveau duel, une nouvelle victoire pour aller la fêter dans les tavernes, et zou ! Corne de vache, corne de bœuf, t’es guéri petit orgueil ! On souffle dessus et on oublie…Foutre, mais pourquoi les choses ne sont pas toujours aussi simples…
 
Oscar faisait aller Tonnerre selon l’allure de son nom quand elle le brida violemment, manquant de peu se faire tomber. Les grilles de Jarjayes, déjà…Pourtant, pour la première fois depuis longtemps Oscar fut heureuse. Parce que s’y trouvait le seul être qui pourrait la rendre à sa légendaire confiance, le seul qui allait recevoir la leçon qu’il méritait, le seul enfin qui pouvait se faire défoncer la figure et rendre les coups au centuple. Enfin…pas après le Défi, bien entendu.
Ça, c’était la surprise de petit orgueil blessé. Haha l’est méchant dans ces cas-là, faut pas trop venir lui courir sur le haricot ! Il mord tout ce qui bouge, surtout les valets indomptables. Tout juste ce dont elle avait besoin.
Ce duel, ce pari surtout, l’enjeu qu’elle avait imaginé…Et après elle irait se soûler puisqu’elle allait gagner ! Oscar se dressa, sourit fièrement. Elle se sentait nettement mieux.
Soudain le monde ne fit plus ses gros yeux, ne la jugea plus, l’ignora et continua de virer tranquillement sur son orbite. Pfttt, plus d’Oscar, fini le ridicule…
Elle éperonna Tonnerre, se disant que puisque le monde n’avait plus rien à faire de sa petite personne elle allait mettre André à feu et à sang. On peut bien s’amuser quand personne ne vous regarde…
 
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Grand-Mère considéra très satisfaite son panier d’osier : coriandre, persil, menthe…le reste des ingrédients étaient tous là, fraîchement cueillis de son potager personnel.
- Voilà qui sera parfait pour vous, Général, murmura tendrement la vieille dame à ses plantes comme à des petits enfants sages. Je vais vous apprendre à être aimable. A être patient, courtois…en un mot à devenir un être normal ! Quoique la normalité en ce moment…
  
La vieille dame pouffa toute seule en repensant à la sortie de sa « chère amie », se demandant où elle pouvait bien en être à cet instant. En train de succomber aux charmes du suédois sur son étal à potirons ? Ou tenter de l’assommer avec son crucifix, c’était déjà plus probable. Dommage qu’elle ne puisse assister à la représentation. Grand-Mère était pour la fusion des cultures, mais à y bien penser le terroir et la fibre scandinave ne pouvaient que donner des résultats…hum…Oui, bien, après tout il faudrait vraiment revoir à doser le poivre, la pauvre Marie Trouche n’était peut-être pas taillée pour les froidures viriles cachant des ardeurs de volcan.
 
Et pourtant tout cela n’était rien, une délicieuse mise en jambe seulement, un amusement culinaire. Ce qui mijotait en ce moment même sur le feu du poêle était autrement plus explosif.
Elle avait eu du mal à trouver le plat adéquat dans son grimoire pour mater ce petit-fils insolent, ses doigts noueux avaient beaucoup feuilleté avant de tomber avec ravissement sur ces mots : « Ragoût d’Amour…Principes de base et aphorismes concernant l’art délicat de la séduction. »
Grand-Mère éclata de son rire de souris espiègle.
 
- André l’Insolent, prépare-toi mon tendre lascar…Tu crois pouvoir éviter les sentiments, tu te crois plus fort que tout, et bien je vais t’en donner quelques uns bien difficiles à contenir.
 
Hélas, trois fois hélas…Grand-Mère toute à ses subtiles machinations oubliait un grand principe : à trop fourbir ses couteaux qu’à la fin ils se cassent, enrayant les Plans les plus élaborés.
Plus précisément : l’extraordinaire appétit du Général de Jarjayes qui, lorsqu’il était en marche, dévorait tout ce qui passait à sa portée. Même les plats, et peut-être même surtout les plats qui ne lui étaient pas destinés…
 
Très contente d’elle-même et de sa machiavélique habileté en tout cas, Grand-Mère posait déjà le pied dans ses victoires futures qu’un cri d’horreur la secoua brusquement toute entière, dès le seuil de sa cuisine franchie.
 
- AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAARRRRRRRR !!!!
 
Roland et son Cor n’étaient décidément que des amateurs, si Grand-Mère s’était trouvée à Roncevaux nul doute que les Basques l’aurait eu dans l’os.
L’aïeule abandonna tout sur place, son panier et son sang-froid et se précipita vers l’homme curieusement affalé.
 
- Général ! Seigneur-Marie-Joseph ! Qu’êtes vous en train d….OH ! Recrachez, recrachez immédiatement !!
 
La vaillante aïeule eut beau s’époumoner, le désastre était consommé : plus une miette de sauce ni de viande dans la marmite ouverte et renversée, le couvercle traînant plus loin comme un cadavre éventré. Mais ce ne fut rien comparé à la soudaine découverte d’un œil et sourire légèrement torves et lointains, un col ouvert sur un buisson pectoral encore ardent et grisonnant, une perruque glissée de côté sur des joues très rouges. Vraiment très rouges.
Grand-Mère se signa, plusieurs fois, ne doutant plus être précipitée à sa mort dans les flammes ricanantes des enfers, pour avoir impunément joué avec le Destin et les piments. Quel châtiment exact méritait-on en bas pour cause de blanquette trafiquée ?
 
- Mon Dieu…Mon Dieu…Général…parlez, pitié, dites quelque chose, n’importe quoi…
 
Une dodelinante rotation de cou lui répondit, un vague, très vague friselis de sourcils tenta de suivre talonné de près par le rot guttural, qui explosa royalement dans le silence angoissé.
Grand-Mère crut défaillir, renonçant définitivement à faire rendre gorge à ce festin déjà loin. Horreur ! Que fallait-il faire, que…du lait peut-être ? Le gaver de lait comme contre-poison ? Arrhh, la blanquette version Borgia ! Ou taper sur cette bedaine repue et faire tout régurgiter…Mais oui, formidable, la blanquette façon clafouti pour colmater les fissures des murs de sa cuisine ! Etre calme, rester calme et…foutre le camp d’ici!!
 
- Ne…ne bougez pas Général ! balbutia l’aïeule en regardant en tous sens. Je vais m’occuper de vous, je…ANDRE ! Mais où est ce chenapan alors que j’ai besoin de lui. C’était lui qui devait manger  ce…oh làlàlàlàlàlàlà !!
 
André se dérobant décidément à tout appel, Grand-Mère ne put que parer au plus pressé : du lait après tout, beaucoup de lait, des tonnes de lait, déversés sur la mixture équivoque cela pourrait noyer l’effet redouté, sans doute, oui, évidemment, bien sû...
Grand-Mère n’avait pas plutôt saisi le broc de faïence qu’elle lâcha tout : le Général dressé comme si un taon venait de le piquer brailla comme un fou furieux.
 
- DEBOUT LES MORTS ! CA PUE ICI !
Puis il se mit à rire en renversant sa tête en arrière, sa perruque achevant de se catapulter quelque part dans l’évier. N’ayant cure de ce manque évident de solidarité il poursuivit, torse dressé et bras écartés.
 
- Ouvrez les fenêtres, Ô maudites piétailles ! Infâmes gueux voulant me faire mourir d’ennui, mon cœur, gonflé de sève, clame l’impatience de chanter…LA VIE !! Je suis le Chevalier Sans Nom, je suis le Juif errant…et J’AI FOUTREMENT SOIF, à boire ! A boire compagnons, soûlons-nous dans les jupes des femmes volages ! L’avenir est dans la fripouille ! Le jupon plein de trous, le bas de soie, la jarretière du soldat inconnu ! Montre-moi tes gambettes camarade, et je te dirais qui tu es ! Bon, c’est pas tout ça mais fait chaud ici !
 
Virant sur les talons il fracassa la fenêtre en l’ouvrant grand, y versa un sonore « A moi Jarjayes !! Et merde au Roi !! » et remarqua enfin une Grand-Mère affolée, le couvant d’un œil myosotis plus fragile qu’une porcelaine. Dans celui très bleu du militaire s’alluma aussitôt une lumière, pas vraiment rassurante, pas totalement avouable, pas complètement assurée, en tout cas très semblable à celle ayant embrasé le Comte de Fersen quelques heures plus tôt. Mais Grand-Mère n’était pas Hortense-Marie, elle.
C’était Bertrade la Féroce, la plus que vaillante, l’aïeule des causes perdues, la guerrière affrontant les petits-fils printaniers ! Et ce n’était certes pas un Général sans perruque qui pouvait l’effrayer outre mesure. Saisissant sans hésiter sa plus belle louche à potage elle fit face, bien décidée cette fois à repeindre sa cuisine en militaire lubrique s’il le fallait.
 
- Général ! Quittez ce regard que je ne saurais voir ou ça va barder !
- GRAND-MERE !! cria avec ravissement l’interpellé. On ne vous a jamais dit que la louche vous mincit ?
- Taisez-vous, infâme pervers ! Et buvez du lait, sur-le-champ !
- Du lait, aaaaaaaaaah, aussi onctueux que votre peau ?
- Général ! Buvez vous dis-je ou je vous assomme !
- Oui, caresse-moi de tes injures ma douce !
- QUOI ?! Il est fou !
- Fou ? Mais je ne me suis jamais senti aussi bien au contraire, JE RESPIRE ! Fait chaud mais ça pulse! dit-il en cognant son poing sur sa poitrine. Et vous me proposez du lait quand je suis déjà ivre de vos paroles ? Mais il me faut du vin divine beauté, un nectar, de l’hydromel pour apaiser le feu de votre béchamel ! J’ai chaud Bon Dieu de bon sang, ma langue me brûle, mon cœur s’étourdit de joie, c’est vous, vous, vous qui m’étourdissez plus sûrement que l’ivresse ! Je suis ivre de votre minceur, la louche vous sied à ravir et je ne le voyais pas, je suis un gueux, c’est moi le gueux, frappez-moi, punissez-moi pour ma cruauté de ne vous avoir pas déjà dit mille fois que vous êtes belle, la plus plus que belle, la plus plus pl…
 
- PERE ! 
 
Les yeux du Général s’agrandirent démesurément, restèrent un instant immobiles puis roulèrent de côté avant que le corps entier ne suivent le mouvement, découvrit enfin dans un sourire extasié une Oscar toute aussi hallucinée que lui, statufiée sur le seuil, qu’il interpella aussitôt.
 
- Ahhhhhhhhhhhhh…..MA FILLE !!
 
Et sans transition sur ce mot sonnant bel est bien l’effondrement même de la Maison Jarjayes, le Général se précipita sur la silhouette qui hélas n’eut pas le temps d’effectuer un repli stratégique.
La prenant à bras le corps il la souleva comme un fétu de paille, tournoya maladroitement avec elle en invitant du coude une casserole au passage, passa sans transition du rire aux larmes en reposant le tout et tomba genoux à terre.
 
- Ma fiiiiiiiiiiiiiiiiiille !! hurla t-il avec désespoir, vous si belle soudain, pourquoi, pourquoi ? Qu’ai-je fait ? Ô Dieux, ouvrez grand les profondeurs de la Terre et engloutissez mon fol orgueil, cet infect égoïsme de père dénaturé ! Que meurt avec moi la honte de vous avoir trahi, d’avoir piétiné tant de grâce et de douceur…
- Mais merdecul, qu’avez-vous ! cria furieusement Oscar, tâchant de se dégager de l’étau de bras venus soudain autour de ses hanches comme des tentacules.
- Je suis indigne, je suis abjecte, maudissez-moi !
- Pardon ?
- Ne me regardez plus, éloignez vos yeux adorables, je brûle, je brûle sous votre regard courroucé !
- Grand-Mère, il est soûl c’est ça ?!
- Je…non, je…
- Toi, tu sais quelque chose que tu ne me dis pas !
- Je…non, je…
- Ô ma divine fille, Ô parfaite Oscar de mon cœur, ne blâmez pas notre Grand-Mère si belle en ce miroir !
- Père, arrêtez immédiatement ou je vous assomme !
- Oui, oui mes belles, assommez-moi ! Frappez-moi, que je batte ma coulpe !
- Votre…quoi ?
- Pénitence ! Pénitence ! L’heure du Jugement a sonné…
 
Le Général se redressa tel un diable, très raide, comme légèrement incommodé mais se voulant solennel. Pire, ému. Oscar douta beaucoup de pouvoir survivre à cette toute dernière vision...
Il la dominait d’une tête, de carrure et de force, abattit ses paluches formidables sur des épaules bien plus frêles qu’un héritier Jarjayes mâle n’aurait jamais. A l’émotion s’ajouta réellement la fin de tout, une larme. Le désastre était en route ; et Oscar d’avoir l’intuition confuse que ce qui venait de se passer n’était rien, que le souvenir présenterait même la chose comme un moment béni et heureux de son existence face à l’effroyable chaos qui se pointait. Elle avait raison, elle n’imaginait même pas à quel point.
 
La couvant de ses paumes donc, le Général contempla sa progéniture comme un militaire le ferait de ses poires à fusil, broya la finesse du galbe en poussant un soupir de forge.
 
- Vous me détestez. Non, ne protestez pas, inutile de me mentir puisque je vous rejoins amplement : je me déteste aussi. Mais ma fille, courage !! Aujourd’hui, par la vertu de Dieu et cette foutue lave en fusion qui me vrille les entrailles je me sens un homme neuf ! Je nais à la vie ma fille, je quitte le fœtus de mes conceptions idiotes et coupe le cordon à pleines dents, je suis un prématuré imbécile mais vivant désormais ! Et vous, mon Oscar, cher fruit de cette lente maturation, je me dois de vous sortir de l’état sordide qui est le vôtre avant que vous voir pourrir et dessécher sur place ! FEMME, LEVE-TOI ! Et marche vers ta destinée désormais, libre de toutes entraves d’impostures indignes de ta nature véritable ! Mon fils, devient une femme puisque je le veux ! Marche sans honte et révèle aux yeux de tous les grâces que t’a légué ta naissance, honteusement piétinées par ma folie ! Que le Monde s’emplisse désormais de tes rires ma belle Oscar, et de ceux de tes propres enfants que Dieu voudra bien t’accorder !
 
- QUOI ?!!
 
Ne prêtant aucune attention au cri révulsé de sa « fille », le Général tourna vers le ciel un visage rouge tomate en extase quasi mystique, tout juste si les stigmates n’apparurent pas quand il tendit ses mains vers les hauteurs.
 
- Ô mes aïeux, je vois clair à présent, je serai désormais l’Instrument de vos dessins pour le bonheur de cette enfant, dont j’ai foulé aux pieds les quelques années de jeunesse si précieuses à l’éveil de la Vie ! Mais je vais me racheter, je vous le promets, je vous le jure !!
- Père ! fulmina la jeune fille. Cessez ce jeu et allez vous coucher, je fais appeler le docteur Lassonne sur l’heure , vous avez besoin d’une purge !
 
Le Général se figea brusquement, frappé en plein cœur.
Non par la flèche de Cupidon comme on aurait pu le croire, mais sous une affreuse, une terrible, une insoutenable nouvelle inspiration, toujours du point de vue d’Oscar bien entendu.
 
- LASSONNE ?! s’émerveilla t-il avant de partir dans un rire d’ogre. Mais ce n’est point de docteur dont cette maison a besoin, mais de modistes, de tailleurs, de fleuristes, de perruquiers ! La vie ma fille, LA VIE ! Et le mariage, source de tous les plaisirs terrestres !! Voilà ce qu’il faut ici, UN MARIAGE !
 
La terre parut devenir plate pour Oscar, le soleil bleu, les oiseaux de grotesques pantins agités tels des marionnettes…un gouffre peuplé de monstres hideux hurlant tous ce simple mot : « mariage » ! Elle avait mal entendu, ce n’était pas possible, non…
 
- Et je veux du faste, du grandiose ! poursuivait le Général de plus en plus rouge et mystique. Des musiciens, des acrobates, je veux recréer Versailles ici même pour sceller votre nouveau Destin, fille chérie entre toutes !
Un tout petit souvenir de blanquette souligna le côté festif de la chose et le fit roter,  puis l’œil se plissa pour revenir à Grand-Mère, le sourire torve en bandoulière.
- Et vous Grand-Mère…vous si belle parmi les froufrous de vos bonnets…c’est VOUS qui allez tout organiser. Je veux des viandes aussi goûteuses que celle-ci, des plats étourdissants, dont on parlera encore bien après la douzième génération, je vous veux mon Vatel ! Votre mort en moins, HAHA, vous êtes trop belle pour finir comme ce vieux nigaud à cause de deux trois merlans avariés. Et vous ma fille…
 
Une gorgone n’aurait put la figer davantage : l’œil noir, Oscar attendit le coup de grâce sans broncher.
 
- Vous ma fille, vous allez avoir un mari.  Et ce sans attendre.
 


Revirant vers Grand-Mère.
- Un bal ! Voici la solution idéale. Décidément, je dois toujours m’occuper de tout ici… Un bal ! Un Bal tenez, avec une majuscule, voyons les choses en grand ! Un Bal, pour votre naissance à la Vie, ma très douce Oscar, un Bal pour votre éveil à l’amour ! Pour vous trouver un mari digne de vous car nous l’allons bien choisir, celui-ci. Il lui faudra répondre à de stricts contrôles de qualités, morales et physiques, le prendre vigoureux bien sûr pour me faire de beaux petits-enfants. Enfin les faire à vous plutôt, il va sans dire Haha !!
 

Le rire d’ogre dévora tout, y compris les dernières illusions d’Oscar.
 


Elle ne rêvait pas, ne cauchemardait pas non plus. Vidée de toutes réactions, pour l’instant en tout cas, la tête bourdonnante et le cœur entre les dents songeant simplement que le docteur Lassonne… c’était elle qui en avait un besoin urgent.
A moins que par de sourdes manœuvres elle le convainc de l’insanité de son père, inventer une obscure chute de cheval, un surmenage bien légitime, des trop grosses libations… « Le sang est trop épais Docteur, vous comprenez ? Il ne sait plus ce qu’il dit, ce pauvre Père. Il est si fatigué…aussi pour le bien de tous, et pour le sien, ce cher Père que j’aime tant…ENFERMEZ-LE, ATTACHEZ-LE, BATTEZ-LUI LA COULPE!! »
 
Mais Oscar ne dit mot, blême de colère contenue et du très vil soupçon que Grand-Mère lui cachait en effet quelque chose. Et qu’André n’était pas là pour se faire casser la figure, ce qui, dans l’immédiat, l’aurait énormément soulagée. Elle ne comprenait plus rien : ce matin tout était encore à sa parfaite place dans son existence, et ce soir, et les autres soirs, et tous les autres soirs seraient désormais une grandiose et vaste fosse à purin moral. Le ridicule comme invité permanant au domaine Jarjayes. Et elle détestait que l’on s’invite ainsi sans permission ! Elle n’était pas conçue ainsi. Un homme libre, voilà tout ce qu’elle souhaitait être.
Aucun compromis, sinon ce serait la révolution, pure et simple…
 
 


****
 
 
« Aïe ! » 
 


Le Comte Victor-Clément de Girodelle se réveilla en sursaut de la légère sieste dans laquelle il avait sombré, vers les 15 heures dans ses quartiers, et se massa la poitrine. Une douleur vive venant du côté gauche lui fit craindre à un malaise du cœur, mais l’ayant solide et doté d’un sang-froid proche du fatalisme, il ne s’alarma pas outre mesure. Si son heure devait sonner, pas question de se traîner sur les tapis la bave aux lèvres pour quémander un hypothétique secours. Il n’y avait aucun soldat de garde à sa porte, et puis ses 22 ans ne le prédisposaient pas encore aux attaques cérébrales.
Néanmoins il ouvrit sa chemise pour frotter sa peau nue, la douleur avait été comme une piqûre très forte, désagréable mais brève.
Aucune blessure apparente pourtant, juste une impression très étrange…
Etait-ce la conséquence de sa somnolence ? Il n’avait pas l’esprit brumeux et pourtant ces sens paraissaient émoussés. Il se sentait parfaitement frais et dispos et une langueur semblait dominer son corps. Comme un état d’euphorie, pas vraiment désagréable, diffus, lointain. Mobilisant une seule image, quoique très flou : des cheveux couleur de soleil, un maintien fier, des paroles nettes servies par une voix musicale…et une demeure, imposante.
 


Jarjayes.
Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Massant toujours son pectoral Girodelle se leva, pas vraiment troublé, son beau visage assez confus pourtant de constater l’obsession de cette vision pour le moins étrange et presque dérangeante.
Jamais ses siestes ni ses réveils n’avaient eu pareille saveur. Il se versa un verre d’eau ; la douleur passée n’effaçait pas l’impression, il vida coup sur coup deux autres verres sans pouvoir chasser l’évidence : il devait sans attendre se rendre au domaine de son Capitaine.
Sans raison, au débotté, et pour faire quoi grands dieux ! C’était absurde, tout simplement absurde.
Ce besoin qui grandissait au fil des cliquetis de sa pendule, où la douleur n’était plus de surface, sur sa peau nue seulement mais bien en dessous, dans son sang qui battait sourdement.
Il se tâta le front. Pas de fièvre, pas d’excès récent…Il fallait se raisonner, cela n’était qu’un léger délire dû au sommeil précaire ! Cela passerait.
 


Deux heures plus tard, poings serrés et le dos trempé de légères lignes de sueur, Girodelle ne put qu’abdiquer. Il allait devenir fou s’il n’enfourchait pas immédiatement son cheval pour se rendre…Là-bas. L’endroit qu’il n’avait jamais voulu découvrir, inventant toujours des excuses pour éviter de voir ce qu’il préférait à jamais imaginer. La voir, elle…Dans cette caserne elle appartenait à tous et à personne, donc à lui, exclusivement. Mais dans son décor familier, un des endroits privilégiés de son enfance, la cruauté de ne jamais pouvoir y avoir de place aurait été trop cruelle. Alors pourquoi aujourd’hui…
Ce qui le désespéra est qu’il était au-delà du compréhensible et du rationnel, il devait y aller voilà tout, sans raison, sans même savoir ce qu’il espérait y trouver. Faisant taire ses nombreuses objections intérieures il saisit à la hâte veste et gants, arrangea sa chemise et haussa les épaules, fataliste.
Même avec la certitude d’aller au-devant de paroles acerbes, assorties de quelques charmants jurons…
La porte claqua en coup de vent.
 
 
 
- Bravo Cupidon, ah bravo ! Tu vois dans quel état tu as mis ce jeune homme à présent ? Ca t’amuse  de jouer avec les humains et  de les transformer en amas d’hormones ?
- Mmmm…ais, ce n’est pas de ma faute, maman !
- Oui, oui, toujours de bonnes excuses avec toi…
 
Vénus, tout en suivant avec intérêt les faits et gestes de Girodelle déjà occupé à lancer sa monture dans la cour d’honneur, soupira de tout son corps ravissant.
 


- Par Zeus, quel bel homme en plus, quel dommage…Pfeu, sais-tu que cette Oscar de Jarjayes commence à m’agacer : environnée d’un tel  terrain de chasse et intéressée par aucun ! Les méprisant même comme une meute de gorets mal dégrossis, quelle impudente ! Cela n’a pas de sens.
- Maman…ne vous tournez pas les sangs comme cela, vous allez gâter votre teint. Et Diane dira partout que vous faites votre âge.
- Petit insolent, tu es bien comme tous ces garnements d’humains, à trop les fréquenter tu es devenu pire qu’eux ! Et puis tu es égoïste, tu penses un peu à ce délicieux Victor ? Tout juste si tu ne trouverais pas ça drôle petit fripon !
- Oh maman…il y a de quoi tout de même non ? Vous connaissez comme moi la procédure : il va tomber amoureux de la première personne qu’il verra.
Cupidon de dandina de rire sur son nuage.
- Et si c’était Grand-Mère qui allait lui ouvrir tout à l’heure ?
- Cupidon ! Petit monstre, mais tu es infernal ! A la prochaine bêtise je t’envoie chez Vulcain suer sur quelques travaux de forges, tu riras moins je gage. Bien, maintenant je compte sur toi pour tout arranger. Envoie une autre flèche dans le cœur de cette Oscar et qu’on n’en parle plus. Et arrange-toi pour que ce soit elle qui ouvre à l’adorable Girodelle. Allez, oust, oust !
 
Traînant du carquois, Cupidon s’éloigna en grommelant sur les difficultés d’être un enfant pour l’éternité,  musa un instant, s’étira et bailla d’une petite langue rose puis se mit à plat ventre en chantonnant. Ajusta…et fut comme d’habitude distrait au moment de tirer par une aile de papillon jouant dans le soleil.
 
- Ooops….
- Alors garnement, c’est fait ?
- Heuuuu…oui, oui oui maman!!
 
Le petit angelot se releva précipitamment, se demandant si Vulcain aimerait la compagnie des enfants durant les 300 prochaines années…
 
 
 
Au même instant, la main de Girodelle agitait le heurtoir du Domaine Jarjayes





 
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