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  III. La Gourmandise
 
III
La Gourmandise



 
A travers la vitre, l’œil d’une sévérité céleste engloba la vue qu’offraient les quartiers militaires des hauts officiers de Sa Majesté.
Qu’avait-elle fait… Qu’avait-elle laissé faire plutôt.
Parce qu’à bien y réfléchir les évènements s’étaient comme dérobés à tout contrôle pour suivre leur propre route, la contraignant à agir de manière tout simplement scandaleuse. Oscar cherchait à se convaincre de l’ignominie de son attitude, acharnée à se culpabiliser sans relâche. Mais son corps avait éprouvé une telle joie, à la trahir ainsi…

Pire, désormais il n’était plus le seul à réagir si délicieusement car son esprit semblait lui aussi gangrené par cette fièvre souterraine : elle avait aimé, apprécié chaque sensation de cet acte inavouable. Le jeune Colonel ne pouvait se voiler la face, corps et esprit avaient fusionné lors de l’intensité de son plaisir ; Pas les gestes en eux-mêmes ni son attitude indécente qui bousculait toutes ses certitudes, mais le simple fait de s’oublier elle-même la grisait, brûlait sa réserve quand elle sentait la jouissance monter sous sa main et exploser pour anéantir toutes ses rancoeurs et sa réserve. Oui elle était libre à cet instant, où sa volonté se noyait dans quelque chose de plus fort que tout ce qu’elle avait affronté jusque là.
Elle luttait pourtant, désespérément.

Tenaillée par le sentiment diffus d’un interdit lié à ses yeux à une faiblesse de caractère impardonnable. Les besoins du corps n’avaient jamais eu de place dans sa vie, et ces soubresauts intimes condamnés par l’Eglise ne pouvaient qu’être méprisables à ses yeux. Mais cette sensation de plénitude, ce bien-être…

Une dualité, douloureuse, ce plaisir la tentait et l’attirait dans ses filets chaque jour un peu plus. Pour autant elle ne voulait pas y céder, fermement décidée à tout oublier de ces pratiques indignes. Et puisque son compagnon d’arme semblait être la cause de ce désordre elle mit ses projets à exécution : elle ne le vit plus.

Avec beaucoup de soin elle évita de se trouver en sa présence dans quelque pièce que se soit, et quand par malheur cela arrivait elle ne le regardait pas. Tout au plus lui jetait-elle un regard lourd de noirceur quand il quittait la pièce.

Mais à force de l’éviter, de l’ignorer, de le mépriser, jamais André ne fut plus présent dans son esprit.
Il surgissait, inopinément, dans un recoin de sa mémoire et aussitôt les images se bousculaient, elle voyait sa main d’homme enserrer sa verge, sa voix sourde et son visage transformés pas l’extase. A cette seule idée des remous agitaient son bas-ventre, jusqu’à lui faire mal, en aurait hurlé de rage tant elle se sentait impuissante à les maîtriser. Elle avait beau prier tous les dieux, ses mains se crispaient pour ne pas venir apaiser cet incendie.

Elle résista oui, ne supportant d’admettre sa défaite face aux paroles moqueuses qu’il lui avait lancé : « Quel orgueil…Si tu crois qu’il est si simple de résister à nos désirs c’est parce que tu ne t’es jamais retrouvée confrontée à eux. » Cette voix, qui la marquait tel un fer rouge ! Tort, il avait tort, il DEVAIT avoir tort ce misérable chien, ce vulgaire laquais !
Oscar s’épouvantait quand elle pensait à son ami d’enfance de la sorte, mais son esprit connaissait des soubresauts de haine incontrôlables en se remémorant l’éclat de défi qu’avait pris ce regard vert posé sur elle.
Elle le détestait, oui.

Haïssait celui qui par des paroles puis des actes avait pulvérisé la carapace de froideur qu’elle s’était péniblement tissée au cours de ces dures années de vie militaire. Et ce n’était plus de la rancœur mais bel et bien une rage sans borne qu’elle éprouvait vis-à-vis d’André, ayant la sourde prescience qu’il lui renvoyait à la face sa propre faiblesse par la justesse de ses propos.
Pourtant…pourtant elle avait déjà réussi à dompter la sauvage douleur de son cœur quand l’azur de ses yeux s’était porté vers le beau visage de Fersen…Son cœur avait saigné mais elle l’avait cautérisé par la dureté de son attitude, sa lucidité à comprendre que son ami resterait à jamais fidèle à l’amour impossible qu’il nourrissait pour sa souveraine. La douleur avait été atroce à cette constatation.

Mais seule son âme avait été lacérée et martyrisée par les larmes silencieuses de ses nuits d’insomnie. Ses blessures étaient restées ignorées de tous, et par-là même plus redoutablement cruelles et profondes.
Alors qu’aujourd’hui…Le feu, la douleur, la sauvagerie de ces pulsions n’étaient plus abstraites. Elles s’imprimaient dans son corps, chaque jour. Et Oscar ne comprenait pas pourquoi cette fois-ci elle ne pouvait les combattre et les vaincre.

Elle ne pouvait oublier ces quelques secondes d’oubli où elle avait gagné une parcelle infime et précieuse de liberté face à ce destin volé par son père. Ni homme ni femme, elle ne savait souvent se définir clairement dans cette comédie humaine que la vie lui faisait subir. Entité quasi hybride le jour elle s’était pourtant sentie revivre au rythme de ses soupirs, ayant eu ’impression que son corps retrouvait une cohésion prévue pour lui depuis la nuit des temps, des élans qu’elle s’était acharnée à nier jusqu’alors. Par ignorance sans doute, mais avant tout par peur ; peur de plonger dans ces sensations si puissantes qu’elles faisaient perdre tout contrôle à sa raison, peur de transgresser des limites fixées par la morale religieuse profondément ancrée depuis son enfance. Peur enfin d’éprouver cette faim interne et intime et de l’avoir follement aimé, paraissant insatiable à mesure qu’elle y cédait. Et surtout voir devenir indélébiles les images d’André flottant parmi les brumes de ses voluptés.

Le souvenir de ce corps d’homme la brûlait, éveillant bien d’autres sentiments dont elle ne voulait pas. Mais elle ne pouvait empêcher son intimité de les éprouver et cela était la plus grande faute du jeune homme, une faute impardonnable, à jamais.


Cette haine la rassurait d’ailleurs. L’empêchait surtout de voir l’aveuglante évidence : elle s’adonnait à la même ignominie que lui désormais, celle qu’elle avait surprit ce fameux petit matin. Elle aurait donc pu en éprouver une sorte de compréhension nouvelle, laisser la rigidité de ses principes s’émousser un peu. Comprendre ce qu’il avait éprouvé. Mais penser qu’elle en était arrivée là par la seule faute d’André la protégeait justement, c’était la seule arme qu’avait trouvé son inconscient pour retarder l’échéance inéluctable qu’allait bientôt franchir son corps et son mental sur le chemin de ses désirs tous juste éclos.

Le jeune Colonel de Jarjayes se détourna à demi de la fenêtre de son bureau, distrait de ses pensées moroses par trois coups frappés.
- « Entrez ! »
Un froncement sévère et contrarié accueillit l’arrivée de l’ordonnance de garde, suffisamment peu discret pour que ce dernier ne le remarque immédiatement. Il resta sur le seuil, interdit.

- « Pa…pardonnez-moi de vous déranger Colonel, mais c’est vous qui m’aviez demandé de vous prévenir quand l… »
- « Oui, je me souviens à présent. Merci soldat vous pouvez disposer. »

Oscar rajusta son col et la bonne tenue de son uniforme, vérifia le fourreau de son épée.
La porte se referma vivement sous sa main quand elle sortit.
Elle répondit à peine aux saluts des sous-officiers croisés toujours profondément préoccupée par elle-même, emprunta d’un pas décidé les couloirs puis les allées menant au Petit Trianon, fief de sa Majesté la Reine Marie-Antoinette. Rien dans sa physionomie ne trahissait la moindre émotion personnelle, si ce n’était peut-être le dur éclat de son regard torturé. Avec une maîtrise née de l’habitude le Colonel de Jarjayes entra vivement dans le Salon de Compagnie après s’être fait annoncé, et vint aussitôt s’incliner devant sa souveraine.

Oscar aimait ce lieu. Tout y respirait une intimité charmante, un confort domestique évident malgré le luxe des tentures pourpres damasquinées d’or auxquelles répondait la délicatesse aérienne des lustres de cristaux taillés. Il y avait là une dimension humaine que ne possédait pas le Palais, et la jeune militaire avait très souvent salué en son for intérieur le bon goût de Marie-Antoinette de préférer cet élégant pavillon niché parmi les lilas et les roses trémières, à la sévérité grandiose de la Galerie des Glaces et des appartements Royaux.
La Reine aimait en effet y recevoir les invités que la vie politique et diplomatique lui imposait, son hôte du jour comptant justement parmi les plus rares et exotiques ornements que la Cour de France ne se fut jamais parée.
Assise dans un canapé d’inspiration Louis XV tendu de soie et soutenue par quantité de coussins, la Reine répondit d’un signe de tête au salut d’Oscar puis d’un geste détourna son attention.

- « Colonel de Jarjayes veuillez présenter vos hommages à mon invitée, la sultane Nedjma Nour épouse de Son Altesse Abdül-Hamîd, seigneur de l’Empire Ottoman. Elle brûle littéralement de faire votre connaissance tant le récit que j’ai fait de vos actes de bravoure l’a impressionnée. »



Impressionnée, Oscar le fut tout autant et même au-delà en se retrouvant la seconde suivante face à deux yeux magnifiques jetant leurs sombres étincelles de velours, par delà un voile plus tendre qu’une rosée de printemps masquant le reste du visage. En fait seul le front à la peau d’ambre était visible, dont la luminosité contrastait avec le noir outrageux de ces prunelles envoûtantes étendant encore le mystère de cette jeune femme.

Jeune, c’est ce qu’Oscar supposa car aucunes rides n’émaillaient les paupières en amandes, et la silhouette semblait gracile et svelte bien qu’à demi noyée par un enroulement de mousseline couleur d’aurore. A ses bras un entrelacs d’or et d’opales rouges feu, unique touche vive dans cette symphonie de pastels tendres, bijoux somptueux qui cliquetèrent discrètement lorsque une main aux ongles nacrés fit le salut du Prophète, marque de déférence partant du front puis effleurant les lèvres, avant de finir sur le cœur pour le présenter en une invisible offrande, paume vers le ciel.
N’ayant jamais vu cette tradition venue de l’Islam Oscar devina malgré tout que son propre salut devait y répondre, elle s’inclina comme le voulait le protocole accompagné de quelques mots déférents.

- « Je ne peux que prier Votre Altesse de ne pas faire autant cas de ma prétendue bravoure, bien modeste en vérité je vous l’assure. Ce n’est qu’une des grandes bontés de Sa Majesté la Reine de France à prétendre me parer ainsi de cette qualité. Je ne suis que son humble serviteur, et désormais le vôtre si vous consentez à me faire cet honneur. »

L’amabilité du propos courtois fut aussitôt traduit à l’oreille de la sultane par une de ses caméristes à ce qu’il semblait, le jeune Colonel ignorant comment appeler les femmes au service de cette souveraine étrangère. Cette dernière acquiesça puis fit claquer ses doigts, un jeune garçon se portant aussitôt à sa hauteur muni d’un long coffret. Se dévoila sur un coussin de velours bleu nuit une lame, plus finement ouvragée qu’un rayon de lune. Un éclat d’argent pur, froid, tendu d’arabesques orientales sur sa garde et une partie du fil de cette arme aussi belle que fatale…La traductrice reprit la parole, sur quelques mots de sa maîtresse.

- « Très Estimé Colonel de Jarjayes, c’est nous faire grand honneur d’accepter ce « yatagan » symbole des gardes d’élites du Sultan Abdül-Hamîd Ier, Gloire d’Allah. Qu’il soit gage d’admiration et d’amitié entre nos deux peuples. »


Une arme en guise d’amitié…Oscar ne fut pas dupe. Les liens entre la France et l’Empire ottoman étaient trop frais pour délaisser les symboles : à travers ce présent s’incarnait une puissance orgueilleuse, sûre de sa force militaire et de ses richesses naturelles capables d’assujettir les peuples traitant avec lui. La Russie, l’Angleterre et la Prusse se livraient une bataille économique sans merci pour séduire ce géant aux pieds d’argile, car si l’Empire Ottoman régnait en effet sans partage sur le commerce de la Mer Noire il dépendait malgré tout d’un équilibre politique délicat. Le sultan Abdül-Hamîd avait concédé certains territoires du nord à la Russie, créant immédiatement le mécontentement des Anglais et des Français voyant là une suprématie par trop dangereuse de la Tsarine Catherine II la Grande. La riposte diplomatique n’avait pas tardé : Louis XVI se disait heureux et honoré de recevoir un si grand souverain ainsi que sa suite au Royaume de France…et espérait surtout le convaincre de lui céder quelques comptoirs commerciaux supplémentaires pour acheminer les épices et l’or dont l’Empire Ottoman regorgeait, et que Versailles appréciait tant.


Néanmoins le jeune Colonel ne laissa rien filtrer de son intuition et accueillit le cadeau avec tout le respect dû à sa magnificence. Car cette dague était réellement splendide, sans doute ne devait-elle avoir nulle autre pareille.
Docile, la traductrice transmis les paroles protocolaires de remerciements d’Oscar. Contrairement à sa maîtresse cette femme n’était pas voilée et exposait un visage chaleureux de par sa peau brune tannée par le soleil comme une jolie pomme mûre. Ses pommettes haut placées lui conférait une certaine ressemblance avec Grand-Mère jugea Oscar, bien qu’elle ne paraissait avoir à peine la moitié de son âge. Une jeune et sémillante grand-mère orientale…
L’étiquette ayant été suivie à la lettre, le Colonel de Jarjayes allait se retirer lorsque sa souveraine reprit la parole.
- « Colonel, Sa Majesté le Roi donne un bal demain soir à la Cour en l’honneur de nos hôtes et si malheureusement je ne puis y assister à cause de mon état, je serai malgré tout ravie que vous puissiez me représenter auprès de Sa Grâce la sultane Nedjma Nour afin de lui tenir compagnie. »
Affichant un sourire de circonstance, Oscar cacha comme elle put son immense contrariété.

Pas à cause de ce badinage cérémoniel non, cela était d’usage et il n’y avait rien à en dire bien que ce rôle mondain ne lui plût qu’à moitié. Mais à cause précisément de l’importance des invités le Colonel de Jarjayes se devait de venir accompagné de son serviteur personnel, eut égard à son grade et son rang nobiliaire. André…

La jeune militaire sentit une bouffée de colère renverser son coeur quand elle sortit du Salon de Compagnie, colère qu’elle rumina toute la journée.
Désormais elle comprit qu’il existait un mur invisible entre eux, un mur qu’elle avait construit de ses propres mains et consolidé par le mortier de sa rancœur brouillant son jugement et ses sens. Toute amitié paraissait disparaître entre eux, soit. La preuve, rien que l’idée de le revoir la mettait hors d’elle et provoquait aussitôt une rougeur, diffuse, au souvenir de ce qu’elle avait osé faire la nuit dernière...par sa faute. Puisque tout était de sa faute, c’était évident. A cet instant elle aurait presque voulu le tuer...
Ecrasée de culpabilité par cette constatation, Oscar fit irruption dans les cuisines du domaine de Jarjayes le soir même pour puiser un peu de réconfort dans les fumets appétissants de Grand-Mère, avant la confrontation fatale …et tomba littéralement nez à nez avec l’objet de ses fureurs.
Elle perçu son cœur manquer un battement puis s’emballer épouvantablement quand l’émeraude sombre et indomptée se posa sur elle, son propre regard difficile à rester rivé sur le visage du jeune homme. Car ce qui la fit souffrir davantage, ce qui meurtrit ses entrailles fut de constater qu’avant toute envie de meurtre elle avait ce désir plus dévorant que tout et difficilement contrôlable de laisser ses yeux courir sur sa silhouette, détailler les épaules puissantes et voir au-delà du stupide tissu immaculé de sa chemise, le dévêtir du regard pour recréer les émotions troubles qu’elle se condamnait d’éprouver... Elle resta sourde au salut enjoué de Grand-Mère, durcit sa physionomie pour masquer son désarroi.

- « André ? Justement c’est toi que je cherchais. J’ai à te parler… »
- « Bien, je t’écoute. »
- « Pas ici. Suis-moi jusqu’au salon. »
- « Et pourquoi, aurais-tu des secrets pour Grand-Mère à présent ? »


La vieille domestique leva la tête de ses marmites. Quelque chose n’était pas normal…D’où venait ce ton acerbe qu’accompagnait un sourire amer et presque provocateur collé sur les lèvres de son petit-fils ? Et les yeux d’azur qui y faisaient écho, flamboyant d’éclats meurtriers…

- « Comme tu veux. Après tout tu as raison, Grand-Mère peut fort bien entendre ce que j’ai à te dire. Je veux que tu m’accompagnes à la Cour demain soir pour assister au bal officiel de Sa Majesté. »
- « Non. »


Un silence stupéfait ponctua la réponse, aiguisant tel un silex la tension de ces deux regards farouches plantés l’un dans l’autre comme prêt à s’écorcher.

- « Pardon…j’espère avoir mal entendu. »
- « Je suis sûr du contraire. »
- « Tu…tu n’es pas sérieux en ayant le front de refuser d… »
- « Parfaitement sérieux. Je n’irai pas à Versailles avec toi demain. »


Grand-Mère crut un instant que sa chère petite allait gifler son ami, vit le poing se serrer et blanchir pour se contenir. Décontenancée elle ouvrit la bouche pour intervenir dans ce qui était bel et bien un affrontement en règle loin des chamailleries habituelles sans importance. Mais Oscar la prit de vitesse et enchaîna, la voix encore plus froide et vibrante de colère.
- « Je crois que tu n’as pas bien compris André. Ce n’est pas ta permission que je venais solliciter, je voulais simplement t’avertir de ce fait et rien de plus. Dois-je te rappeler que tu n’es pas en position de refuser quoi que ce soit ? »
- « Parce que je ne suis… qu’un domestique, c’est bien cela ? Dis-le Oscar, ne te gênes pas puisque cela te brûle les lèvres apparemment. »
- « André ! »


Outrée, la vieille dame avait protesté en délaissant brusquement ses fourneaux pour venir tancer pareille insolence mais fut stoppée dans son élan par le geste impérieux d’Oscar, qui ne cessait de couver le jeune homme d’une fureur assassine et glacée.
- « Ne te mêles pas de ça Grand-Mère. André a besoin de quelques mises au point semble t-il alors je vais le satisfaire : et bien oui mon cher, tu as parfaitement raison. En effet tu n’es qu’un domestique ici, à mon service qui plus est. A ce titre j’entends que tu m’obéisses sans discuter. Demain, tu viendras avec moi que cela te plaise ou non. »
- « Oscar… »


Cette fois ce fut au bord des larmes que Grand-Mère murmura ce prénom si chéri, bouleversée de découvrir ce que jamais elle n’aurait voulu voir exister entre ces deux êtres : l’intangible frontière qui démarquait la noblesse du peuple, à cet instant concrétisée par le mépris d’une voix et d’un regard, le désir avoué d’écraser et d’assujettir une volonté pourtant égale à la sienne; la rendre muette comme un chien que l’on muselle par le simple fait de sa naissance et d’un titre, transmis par le caprice d’un père voulant défier la nature même des choses. Et cette réalité était intolérable pour la pauvre femme, elle la trouva laide, plus encore parce qu’elle était énoncée par cet ange de beauté androgyne, flamboyante dans la dureté de sa rage inexplicable. Malgré tout la victime continua de sourire ironiquement à son bourreau, arrogant devant l’azur déchaîné qui le terrassait. Rabaissé il n’en paraissait que plus altier, plus puissant grâce à un pouvoir dont il semblait détenteur et usait comme consciemment pour attiser la colère lui faisant face.

- « Laisse Grand-Mère cela n’a aucune importance, ce que vient de dire Oscar n’est que la stricte vérité n’est-ce pas…en effet je ne suis qu’un domestique, un inférieur. Dans ce cas… Colonel de Jarjayes, puisque tel sont vos ordres et votre bon plaisir je vous accompagnerai à la Cour. »

Oscar avait déjà sèchement tourné les talons alors qu’il s’inclina de déférente et moqueuse manière.


* * *




Nul au monde ne peut se targuer de comprendre Versailles. Y vivrait-on un battement de paupière ou un siècle que sa magie resterait intacte, l’alchimie de son mystère inviolée. Dans l’expression de son faste comme le modeste murmure de ses fontaines, les gouttes de pluie irisées chuchotant les secrets de ses sous-bois ou le poison entêtant des intrigues, tout se fond soudain en une teinte unique pour se jeter violemment contre l’oeil de celui se trouvant là et l’irradier de sa paresseuse magnificence. Elle semble soudain se donner toute entière mais en vérité ne révèle rien de ses charmes, se contentant d’offrir sa lumière à qui veut s’y brûler.
Ce soir-là Versailles redoubla d’audace afin de devenir le temps d’une nuit la mille et unième de ces contes orientaux, étourdir ses hôtes pour mieux leur faire oublier le masque hideux d’une opulence née de la misère des peuples. La chaleur de cette nuit d’été était telle que le grand salon de Mars habituellement réservé pour la danse fut délaissé, tout comme ceux d’Apollon et de Mercure dévolus à la musique et aux jeux.
Le salon de l’Abondance transporta rapidement ses mets fins et ses étourdissantes friandises parmi les multiples bosquets et théâtres végétaux qu’offrait le parc de Le Nôtre, et bientôt une multitude de petits salons improvisés surgirent dans la verdure, les courtisans allant et venant au gré de leurs plaisirs comme autant d’oiseaux aux ramages futiles et chatoyants portés par le son des violes de gambe et des tambourins à cordes.

Très droite dans son uniforme d’apparat, Oscar se doutait que sa mine plus qu’austère devait visiblement trancher dans toute cette joyeuse cacophonie mais elle n’en avait cure. L’affrontement de la veille résonnait à ses oreilles plus sûrement que tout autre cri, l’écho de la fête définitivement noyé sous le flot sombre de son amertume. Ce mot, affreux, déversant toujours son venin…« domestique ». Pourquoi lui avait-elle lancé cette offense à la face, et ressentir tant de joie à le blesser ainsi ? Peut-être parce que la réaction en retour avait été inconcevable, et l’était encore : arrogant, comme insensible à l’injure, presque heureux qu’elle le meurtrisse…André l’avait sciemment provoquée elle aurait pu le jurer. Pourquoi ?
A présent il était à quelques pas, et elle s’obstinait à vouloir l’ignorer alors que ses regards coulaient invariablement vers lui presque à chaque seconde. Il se tenait fier, les mains derrière le dos.
Statique et inexpressif comme se doit de l’être un…valet. Mon Dieu, dans quel gouffre avaient-ils sombré tous les deux. Oscar était perdue, partagée entre sa fureur contre l’entêtement du jeune homme et sa culpabilité de n’avoir su maîtriser son émotion. Car au fond, c’était bien ce qui l’avait trahi, encore une fois…la jeune militaire aurait préféré la mort plutôt que de l’avouer tout haut mais durant un instant, tandis qu’il la toisait de l’émeraude de son regard, sa tête s’était comme engourdi de brouillard à le voir si proche d’elle comme lors de ses fantasmagories nocturnes, comme lorsqu’elle recréait l’image de sa main virile s’approcher d’elle pour…

- « Quelle réception splendide Colonel de Jarjayes, la réputation de votre Cour de France n’est pas usurpée et dépasse même en splendeur tout ce que nous avions osé imaginer. »

Oscar se retourna, croyant presque que sa dernière pensée fut clamée devant tous tant elle avait été forte. Le visage souriant à ses côtés rassura cette peur irrationnelle : son cerveau était encore capable de garantir des secrets si honteux…
La suivante de la sultane se tenait là, s’exprimant dans un français décidément charmant et quasi parfait malgré le rythme roulé de son accent oriental, ce dont la jeune militaire s’empressa de lui faire compliment.

- « Mon nom est Zahira. Ma mère venait de France quand elle fut vendue comme esclave sur les marchés de Tunis. Elle était très belle, ce qui séduisit l’un des Janissaires de la Garde de notre Sultan Très Aimé, Gloire d’Allah. Après sa conversion à l’Islam, je fus éduquée par elle ce qui me permit d’entrer comme traductrice au service de la sixième épouse de notre souverain. »
- « Sixième ? Le sultan a donc été marié cinq fois ? De quoi sont mortes ses épouses ? »

Une seconde Oscar crut avoir dit une terrible bêtise devant l’air effaré de la suivante…avant de la voir éclater d’un rire franc.
- « Mortes ? Mais non voyons, elles sont bien vivantes et occupent à présent les hauts quartiers des harems royaux ! Sa Grâce vient encore les visiter même si Nedjma Nour, Etoile de l’Islam règne désormais sur son cœur. »


Stupéfaite, Oscar apprit en quelques mots les coutumes polygames orientales assorties des maîtresses en titre occupant, elles, les bas quartiers du harem dans l’attente hypothétique de la venue de leur seigneur…Le jeune Colonel n’eut pas le temps de demander comment une femme pouvait prétendre régner sur le cœur d’un homme doté d’une dizaine d’épouses et d’autant de maîtresses, que déjà elle se voyait prier de venir auprès de la sultane qui avait grande envie de discuter avec elle.
La sultane Nedjma Nour était assise non loin près d’un massif de lauriers roses, des numides éventant de plumes d’autruches cette splendide créature nimbée de mousseline lamée d’or assortie à des bijoux plus fastueux encore que la veille. Quelques courtisans de la Cour essayaient bien de capter l’attention de cette déesse étrangère, très vite découragés par l’incompréhension des réponses.
Ils battirent définitivement en retraite lorsque le jeune Colonel de Jarjayes s’avança, la traductrice les priant tous sans ambages de laisser sa souveraine s’entretenir en privé avec son hôte. Sensible à cette marque d’intérêt et voulant faire traduire son remerciement, quelle ne fut la surprise d’Oscar de voir la suivante s’éloigner elle aussi.
Décontenancée, ne voyant pas bien comment entretenir la conversation en ne parlant pas un mot de turc elle s’assit néanmoins comme on le lui indiqua d’un geste.
Elle s’efforça de paraître digne et se composer surtout une contenance face à la longue plage de silence qui se profilait, puis laissa son regard s’attarder sur le flot des festivité sans rien en voir quand une voix douce s’éleva alors.

- « Je suis absolument ravie de vous avoir à mes côtés Colonel de Jarjayes, je dois même vous avouer que j’attendais ce moment avec impatience. »


Sa précédente surprise ne fut rien comparée au fait d’entendre un langage parfaitement châtié, de celle prétendant encore un instant plus tôt de ne rien comprendre à la langue de Molière ! Un rire de gorge ponctua la tirade.

- « Pardonnez ce stratagème Colonel, bien innocent ! Sachez qu’il est parfois préférable de paraître plus ignorent qu’on ne l’est en réalité, et infiniment plus flatteur pour vos hôtes de leur faire croire qu’ils vous surpassent en savoir et en habileté. »
- « Sauf votre respect Majesté, cela s’appelle mentir. »
- « Votre franchise vous honore, et vous auriez raison si vous et moi n’étions que de pauvres sujets sans importance. Car en politique cela ne s’appelle pas mensonge mais diplomatie… »



Elles se sourirent.
Oscar ne distinguait clairement le fin visage à travers la brume dorée du voile, mais ces yeux-là créaient chez elle une sorte d’envoûtement difficilement exprimable, de même l’élan de sympathie qu’elle ne put s’empêcher d’éprouver. Cela devait être réciproque car une main à la peau d’ambre se posa sur son genou.
- « Je crois que nous allons bien nous entendre, cher Colonel…Me permettez-vous d’ailleurs de vous inviter demain à venir boire un thé à la menthe poivrée de mon pays ? Nous nous sommes installés au Château de Louvois à quelques lieues d’ici. »
Oscar acquiesça, curieuse et intriguée par cette jeune femme à l’intelligence fine comme témoigna la conversation qu’elles engagèrent. La sultane était curieuse de tout, posait quantité de questions sur les mœurs françaises, la vie d’un militaire au service de la Reine, ses missions. Sur ce dernier point Oscar éluda bon nombre de détails, la sultane ayant un penchant pour le romantisme échevelé beaucoup trop prononcé à son goût et ne fut pas loin de la considérer à la fin de la conversation comme une sorte de déité vengeresse, terrassant ses ennemis de son regard d’azur. Faisant silence quelques secondes, la belle souveraine orientale la considéra en penchant légèrement sa tête de côté.

- « Hafsa-Nadra…oui…oui, je crois que ce prénom vous irait à merveille ! »
- « Pardon ? »
- « Oh c’est vrai…mmmh, comment pourrait-on traduire cela dans votre langue…Nadra veut dire « parcelle d’or », comme le sont vos cheveux magnifiques. Et Hafsa symbolise la lionne, guerrière et indomptable… »

Le jeune Colonel allait remercier quand la tournure féminine de l’expression lui sauta littéralement au visage, accélérant son pouls.
- « Mais je n… »
Un rire confirma ces craintes. Comment avait-elle deviné ?

- « Ne prenez pas cet air inquiet très cher Colonel ! Rassurez-vous, je ne trahirais pas votre secret. Vous savez, l’habitude d’être voilée donne bien des avantages parfois en se faisant oublier à qui vous observe. J’ai immédiatement remarqué la finesse de votre visage et de vos lèvres surtout, plus appétissantes qu’une grenade mûre au soleil du Liban, et la douceur de votre joue aussi pure que celle d’une jouvencelle à peine nubile… »

Oscar se raidit. Ce discours…lui déplut soudain. Non par son contenu mais par sa tournure, ouvragée, comme les arabesques maures de sa dague d’argent. Prononcé par cette voix souple, il développait un pouvoir qui la mit mal à l’aise autant qu’elle l’attirait. Mais ce ne fut que le temps d’un éclair car les escarboucles s’attachèrent sur un nouveau centre d’intérêt.
- « Dites-moi Colonel…cet homme là-bas est bien votre serviteur n’est-ce pas ? »
Reprenant ses esprits Oscar comprit qu’elle parlait d’André, le mot « serviteur » ravivant aussitôt les sombres nuages sur son front. Si elle avait eu une joie mauvaise à l’employer, elle se rendit soudain compte qu’elle ne supportait pas de l’entendre dans une autre bouche que la sienne et sa voix se durcit involontairement.
- « André est avant tout mon compagnon d’armes Majesté et…
- « Mmmmh…un très bel homme... Vous donne t-il satisfaction, fait-il bien l’amour ? Est-il plutôt rude ou au contraire fort caressant au lit ? »
- « Qu...quoi ?!! »


Une rougeur violente envahit les joues d’Oscar, estomaquée. La sultane, toute à sa contemplation ne le remarqua pas.
- « Il à l’air remarquablement bâti...Vous avez de la chance, je suis sûre qu’il doit vous donner beaucoup de plaisir. »
- « Majesté, que...m...mais non enfin !! Je n...il...jamais de la vie n... »
La belle orientale s’étonna de ce flot désordonné, profondément intriguée.
- « Comment ? N’est-il pas d’usage en France de choisir ses domestiques pour en faire des amants dociles, capables de satisfaire les moindres caprices du corps ? Chez nous c’est pourtant chose courante...Pour ma part j’aime les prendre vigoureux et virils, comme votre André. »


Révoltée par l’air gourmand avec lequel elle déshabillait le jeune homme, Oscar tâchait de faire front à la naïveté crue des propos, sans pour autant faire preuve d’impolitesse. Et faire taire surtout les troubles internes à l’évocation, l’éventualité de ce genre de relation avec…lui...Oh mon Dieu, et toutes les images érotiques des derniers jours revenant d’un coup...

- « Voyons Majesté, ce...ce n’est aucunement l’usage de notre pays de...d’agir de la sorte. André n’est pas...ne sera jamais...Je...nous n’éprouvons aucun des sentiments que...que vous évoquez. »
- « Sentiments ? Mais que viennent donc faire les sentiments dans les joies des plaisirs du corps ? Vous êtes un peuple bien curieux...oh mais j’y suis ! Ma suivante m’a expliqué les castes qui régissent votre monde. Par Allah Colonel, je suis sincèrement désolée de vous avoir offensé en vous croyant avec un domestique...Vous choisissez donc vos amants parmi vos semblables bien sûr...Ne me faites pas languir Colonel de Jarjayes, je brûle de savoir de quelle manière les hommes de la noblesse française font l’amour ! N’omettez aucun détail. Combien en avez-vous en ce moment ? »


Oscar crut soudain se perdre dans un cauchemar.
Enferrée dans son inexpérience d’un sujet qu’elle rejetait encore avec force récemment, troublée à la pensée qu’André et elle puissent se voir soupçonnés de telles agissements impurs...et toute aussi fiévreuse à l’idée de se voir parer d’amants hypothétiques dotés de virilité si puissantes que celle surprise chez son ami !
Bouleversée surtout de s’entendre ouvertement entretenir de pratiques condamnées par l’Eglise, considérées habituellement comme péché mortel assorties de promesses de damnation éternelle à qui y cède. Pour la première fois de sa vie elle préféra la fuite.

- « Je...Votre Majesté, sachez que nous n’avons pas pour habitude de parlez si librement de...de choses aussi personnelles. Dans notre pays les affaires de coeur restent privées, et ne sont pas évoquées...de cette manière. Sans vouloir paraître grossier et impudent je souhaiterais clore cette conversation Votre Altesse. Je viendrai demain vous présenter mes devoirs avec joie, mais pour l’heure je sollicite la permission de me retirer. »


Il avait donc raison...Non, non ce n’était pas possible, elle refusait cela.
De très nombreuses heures plus tard, seule dans sa chambre après s’être jetée toute habillée sur son lit, Oscar sentait ses nerfs trembler de mépris pour elle-même : là encore elle n’avait pu faire face. Là encore André avait raison...Quelque chose s’était déréglé en elle, et elle n’en pouvait plus de chercher en vain à comprendre ce que c’était, car toutes ses interrogations se perdaient dans le vide de sa conscience. Sa maîtrise, sa froideur volait en éclat, plus encore parce qu’elle voulait résister à ce bouleversement.
Elle ne dormit pas, sentant les tentations nocturnes harceler son intimité à l’idée même de la claire volupté qu’affichait cette souveraine étrange, la liberté qu’elle avait de parler ainsi du plaisir. Non, cette fois elle résisterait, elle ne céderait pas à la tentation d’apaiser la honte de sa chair, chasserait les idées débridées à l’évocation d’André et de sa « vigueur » telle que la définissait la sultane...



Cette dernière qui remarqua immédiatement les traits tirés d’Oscar, le lendemain.

- « Colonel, je m’en veux de vous avoir invité aujourd’hui après de telles festivités. Vous avec l’air exténuée...Mais au fait votre beau domestique n’est pas venu avec vous ? Quel dommage... »


La jeune militaire la rassura d’un sourire crispé. En réalité elle était tendue à se rompre de se battre contre elle-même, fière tout de même d’avoir tenu tête à ses pulsions infâmes. Elle avait réussi, gagné la bataille...la guerre serait sienne après tout, elle vaincrait comme elle était persuadée de le faire toujours. Eternelle combattante, à jamais meurtrie de son propre fait mais qu’importe, elle tiendrait bon elle se l’était juré.

Plus raide encore que de coutume, elle acquiesça à l’invitation de la sultane de visiter ce château redécoré par ses soins, très vite gagnée par un total éblouissement : les tentures et les mobiliers Régence avaient disparus au profit des coffres et paravents canisses en bois précieux. Des coussins lamés d’argent couraient sur les tapis de Perse auxquels répondaient les sofas de Damas et autres tables basses ornés de bibelots byzantins ciselés. Le temps d’un séjour éphémère Nedjma Nour avait recréé là les charmes des ziggourats écrasés de soleil blanc, la tiédeur des après-midi de paresse quand le vent du désert vient troubler l’esprit des hommes et amplifier le murmure des femmes berçant les enfants d’ébène sur leur sein gonflé de lait.

Elles arrivèrent dans une pièce en rotonde, sorte de jardin d’été aux larges baies assourdies de tissus évanescents couleur d’épices. La sultane invita Oscar à s’asseoir selon la coutume ottomane, à demi allongée sur une couche souple, par terre. Aussitôt une nuée de jeunes filles apportèrent les verres d’argent contenant le thé à la menthe brûlant et sucré, qui blessait délicieusement le palais à chaque gorgée.

Le jeune Colonel de Jarjayes ne pouvait laisser ses regards en repos, parcourant tant de magnificence étrange et exotique, curieusement plus détendue dans ce cadre insolite. Une grande partie de sa tension demeurait mais une certaine mollesse la gagnait. Rien de violent ici, dilué comme les tendres couleurs de ces voiles aux fenêtres soulevés par le souffle du vent d’été.

Alors qu’elles devisaient, Zahira entra doucement en ouvrant la route à deux garçonnets enturbannés. Ils déposèrent près d’Oscar et de la sultane des objets si curieux qu’il était absolument impossible d’en définir l’usage. La sultane rit de la surprise de son invitée, heureuse de lui faire découvrir les coutumes de son pays.

- « C’est un Narghilé, Colonel. Une pipe orientale dans laquelle la fumée passe par ce flacon rempli d’eau parfumée avant d’arriver à la bouche. Les femmes de mon pays en sont très friandes. Allez-y, essayez je vous en prie. »

Oscar se redressa et s’assit en tailleur, regarda l’objet avec une certaine suspicion. Remarquant son hésitation la souveraine se leva dans un sourire, vint se placer à côté d’elle dans un chatoiement de mousseline mauve pour lui indiquer la manière de s’en servir. Du bout des lèvres Oscar aspira à contre coeur, intriguée malgré tout. Un bruit chuintant se fit entendre, les yeux d’azur s’arrondissant à mesure que le goût acre et doux s’amorçait sur sa langue. Une vapeur odorante s’échappa de ses lèvres lorsqu’elle relâcha le long tuyau flexible, n’ayant qu’une envie lorsque le goût disparut : recommencer...
La sultane fut heureuse de la voir si enthousiaste, contemplait en souriant le visage se détendre gagné par une sorte de torpeur confortable. Sa voix fut très douce alors qu’elle se rapprochait davantage.

- « N’est-ce pas délicieux Colonel ? Chez nous, le bien-être du corps est aussi important que celui de l’âme. Plus peut-être, car pour Allah le plaisir est comme un baume au parfum de rose montant jusqu’à lui... »


Une sorte de brume envahissait le cerveau d’Oscar, émoussant la douleur de ses muscles et la rigidité de sa conscience, les longues inspirations de ce nectar liquide amenaient toujours plus d’apaisement, de langueur, une certaine acuité aussi, différente. Comme une barrière franchie lui révélant une autre partie d’elle-même, sa part...féminine. Absurdité...que venait-elle de penser. Elle était un homme...absurdité que de croire le contraire...Un homme, bien sûr... C’était ce qu’elle s’était acharnée à devenir depuis sa naissance... Ce dont on l’avait contrainte songea t-elle soudain. Contrainte...contrainte...pourquoi avait-elle été privée de ce droit naturel, forcée de jouer ce rôle de marionnette sans émotions...pourquoi. Qu’était donc ce Dieu qui avait pesé sur son destin, ce Dieu qui la condamnait au malheur...absurdité...

A travers les limbes de ses réflexions décousues elle perçut enfin comme un souffle sur sa joue, qui n’était pas celui du vent comme elle l’avait cru. Le murmure envoûtant des roulades orientales se versa près de son oreille.

- « Laisse-toi aller très cher Colonel. J’ai senti l’inquiétude peser sur ton front hier, mais ton secret sera bien gardé avec moi...Tu es Hafsa-Nadra, la Lionne d’or...dès que je t’ai vu tu m’as plu et envoûtée, tu n’as rien à craindre de moi... »
- « N...on. »


Elle essaya de détourner son visage quand des lèvres effleurèrent le lobe de son oreille puis l’ossature de sa mâchoire contractée, fut incapable de se soustraire à la magie de cette voix.

- « Ne te raidie pas...Tu as l’air de te battre contre des démons invisibles, pourquoi ? Tu es jeune, tu es belle, tu as tellement à offrir... même si tu ne le sais pas encore tu es faite pour l’amour... et ses plaisirs. »
- « C’est...c’est faux. L’amour n’existe...pas. »

Une main patiente caressait ses cheveux, écartèrent les mèches pour effleurer sa nuque.
- « Je m’en doutais...Tu es une perle d’Allah n’est-ce pas, une jeune vierge... »
- « Qu...quoi »
- « Aucun homme ne t’a jamais touché, je l’ai perçu hier... »
- « C’est... faux... »
- « Pourquoi nier ? »

Une main chaude caressa sa joue, se perdit sur ses lèvres entrouvertes puis redessinèrent son menton, sa gorge.
- « A présent tu es mon secret, mon trésor...Laisse-moi te montrer la flamme qui brûle en toi, laisse-moi te faire voir le pouvoir qui sommeille en chaque femme... »

Avec le peu de raison qui lui restait, Oscar essaya de lutter comme elle put face aux sensations contradictoires de sa conscience. C’était mal...honteux...innommable...de ressentir autant de plaisir à ce discours, de se laisser tomber dans le flot trouble de ce piège languide. Mise à mal par ses principes trop rigides pour ne pas se lézarder, cette soudaine et perverse douceur la chavirait, forçait presque son corps à la trahir encore une fois...était-elle un monstre ? Comment pouvait-elle se laisser toucher de cette façon...Elle n’arrivait même plus à protester, les yeux fixes et le souffle raccourci sur ce qu’elle fut confondue de vouloir découvrir. Oui elle voulait connaître ce pouvoir, portée par cette sourde pulsion qui battait dans ses tempes en ne sachant encore la nommer volupté. Pressentie dans les sombres recoins d’une grange à regarder celui qu’elle prenait hier encore pour son frère...Seulement c’était une femme qui le lui proposait, pas...lui.

Elle baissa les yeux, hypnotisée par cette main d’ambre serpentant tendrement sur le plastron de son uniforme, s’attardant contre son ventre.

- « Là est la vie Hafsa-Nadra, le berceau du monde. De la douleur aussi, lorsque cette vie que tu enfantes s’arrache de toi...mais elle est magnifique cette douleur, elle est bénie et sacrée. De même que le plaisir qui la fait naître... »


Un tout petit gémissement déchira sa gorge lorsque les doigts vinrent tendrement caresser le pantalon blanc, traçant de douces et lentes arabesques entre ses jambes. Oscar cambra les reins sous le déluge à peine amorcé éveillant son intimité. Un monstre...un monstre...mais pourquoi chercher encore à s’en persuader alors que chaque tressaillement devenait plus merveilleux que le précédent ?

- « Laisse-toi aller Colonel, n’aie pas honte de ce que tu es... »

Comment faisait-elle, cette femme étrange semblant s’insinuer au coeur de son esprit pour y contempler les ruines de son combat moral, et les reconstruire de ses caresses; apporter des réponses à ses incertitudes, enfin...
La sultane se glissa dans son dos pour l’appuyer contre elle et la soutenir.
Le souffle de plus en plus oppressé Oscar observait les doigts dansant sur le tissu qui éveillaient ses sens avec une habileté diabolique et pourtant remarquablement subtile.
La belle orientale mit ses jambes de part et d’autre du corps d’Oscar, la berçait imperceptiblement.

- « Tu es très belle Hafsa-Nadra, très belle... »

Le rythme même de ses paroles était hypnotique plus encore lorsqu’elle les entrecoupa de mots étranges, émis dans cette langue mystérieuse qui était la sienne, entrelacés de syllabes qui semblaient disparaître au fond de sa gorge, dégustées comme autant de sensuelles gourmandises. Elle l’enchaînait d’invisibles douceurs, et Oscar savait désormais qu’elle ne voulait plus lutter. Elle observait les doigts poursuivre leur course, sentit leur pulpe descendre pour trouver le point le plus sensible de sa féminité encore protégée par le vêtement, poussa une petite plainte de contentement involontaire.

- « Ceci est le trésor secret d’un femme, son joyau caché...le centre de tous les délices. Laisse-moi te montrer...tu le veux n’est-ce pas ?»
- « Oui... oui. »


A travers ses cils elle vit les doigts remonter sans que ne cessent leur envoûtant pouvoir, écarter les rebords de la veste pour dégager le premier bouton du pantalon et l’ouvrir. Sans vouloir détourner les yeux, Oscar aperçut la blancheur laiteuse de son ventre apparaître et palpiter comme la gorge d’un animal apeuré, puis s’offrir aux effleurements de cette main légère.

- « Comme ta peau est douce et fine... »

Un à un le rempart de son pantalon cédaient, de doux assaillants s’y glissèrent avec bonheur. Fascinée, Oscar regarda la main habile s’insinuer puis laissa ses paupières se fermer peu à peu tandis que sa tête vint rouler tout contre l’épaule de sa belle geôlière. Elle s’alanguit, incapable de résister à ce tourbillon charnel emportant définitivement toutes ses résolutions, tous ses principes. Son ventre se crispa de plaisir quand la tendre caresse parvint à l’orée de sa toison et s’y enfouit avec délicatesse, ses reins tendus la soumettant davantage aux doigts volubiles. Ils se jouaient de son désir, l’attisaient, le provoquaient...

- « Mmmmmm... oui... »

D’où lui venaient ces soupirs de contentements, pourquoi l’idée de repousser le délicat assaut ne la tenaillait plus ? C’était trop fort, trop bon...

- « Tu en veux plus n’est-ce pas... »

Elle acquiesça, à cette prêtresse des sens capable de deviner et précéder ses plus secrètes envies. Oscar rouvrit les yeux : deux mains s’étaient posées sur ses hanches et elle découvrit la fidèle suivante lui sourire, l’inciter à se soulever un peu pour qu’elle puisse la dégager de l’entrave de ses pantalons...C’était honteux, infâme...une toute petite parcelle de ses anciens réflexes existait encore, mais elle choisit de ne plus répondre à cet appel. Oui, elle voulait plus...encore plus. Sans savoir pourquoi ou plutôt...

- « André... »

Elles la caressaient comme...comme elle aurait voulu qu’il le fasse, lui...

- « Tu le désires donc, ton serviteur ? »

Elle fit oui sans comprendre encore l’ampleur de cet aveu, par sa bouche c’était plutôt l’essence même de sa nature féminine qui s’exprimait, une flamme bridée depuis tant d’années...
On lui retirait ses bottes, ses bas à la suite du pantalon.

Honte...Non, plus jamais.
Libre...

Oscar perçut des chuchotements : ses yeux embués de désir virent les deux femmes regarder sa féminité avec étonnement, admiratives de voir pour la première fois des boucles intimes aussi blondes que les blés. Surprise, Zahira rejoignit la main de sa maîtresse pour effleurer pareille prodige, ignorantes toutes deux que par leur curiosité se décuplaient d’autant les sensations délicieuses. Oscar haletait de plaisir, cherchait ces attouchements, les quémandait, en voulait plus...Les mains caressantes comprirent vite son exigence, entrouvrirent doucement les lèvres de son sexe avec une délicatesse sans égale. Elle renversa sa tête contre l’épaule accueillante, gémit sans retenue et se cambra davantage en sentant les pulsions fiévreuses augmenter au rythme de ces doigts qui la sillonnaient de tous petits mouvements, lents, puis plus rapides, appuyant juste ce qu’il fallait pour affoler son corps de plaisir.
Son buste lui faisait mal, comprimée par le carcan de son imposture, son corps de femme ne demandant qu’à faire imploser le mensonge de cette armure.

Bientôt les boutons dorés furent ouverts, augmenta son impatience. Sa chemise enfin, et elle sentit se presser dans son dos une poitrine dure qui laissait deviner la nudité de la sultane sous ses voiles.

- « André... »

Lui aussi était nu quand elle l’avait surpris, splendide comme jamais elle ne l’avait supposé avant. Observé en des gestes qu’il ne devait dévoiler à personne, qu’elle avait suivit avec délectation, trouble, envie...elle poussa une plainte de nouveau, plus forte que les précédentes. Une plainte de pur plaisir quand deux mains chaudes se posèrent en coupe sur ses seins libérés, les flattant d’une douceur ignorée. Depuis son adolescence sa poitrine n’était qu’une source permanente de torture et de souffrance, martyrisée chaque jour de sa vie pour préserver son identité. Pourquoi personne ne lui avait dit que cela pouvait être si merveilleux de les sentir vivre ainsi, bercée de caresses, de...

- « oooooooh mon dieu... »

Un cri fusa de son corps quand une bouche voluptueuse se referma sur le mamelon dur, fit jouer ce bourgeon contre la moiteur d’une langue gourmande pour en énerver l’extrême pointe. Une déferlante de sensations la dévastait, faisait palpiter son corps de mouvements impérieux.
- « Tu en veux plus ? Dis-moi... »
Oui, oh oui, encore et toujours, oui !

Oscar se laissa glisser à terre, délaissée par le coeur chaud des jambes de la sultane qui se pencha aussitôt sur cette poitrine offerte, vibrante de volupté. Elle devait avoir retiré le voile de son visage, car elle sentit des lèvres fondantes se poser entre ses deux seins puis courir doucement sur la rondeur de sa poitrine. Elle agrippa ce qu’elle put, quand ces deux bouches féminines revinrent déguster ces tétons fièrement dressés en lui arrachant de nouveaux cri de jouissance, empoigna un coussin avec autant de force que montait la sauvage fièvre dans son ventre.
Aux mains de ses tortionnaires elle voulait tout, et surtout qu’augmentent de si adorables tortures, s’offrant toute entière...Oh oui elle était libre, son corps le lui prouvait enfin, à se tendre ainsi d’extase sous ces bouches câlines qui honoraient doucement sa peau nue, par ces mains féminines où la moindre agressivité était bannie…
Elles recueillaient sa volupté dans leur havre de paix, excitaient tous ses sens ; frôlaient ses jambes du bout des doigts pour venir insensiblement sur la peau si douce de ses cuisses, à l’intérieur, si tendrement qu’elle en perdait le souffle de jouissance. André…
Ces mains, c’étaient les siennes qu’elle voulait, qu’elle imaginait, qu’elle désirait sur elle…

Soudain, elle perçut un appel discret de la souveraine orientale. Qu’est-ce que...
A moitié engagée sur les chemins du plaisir Oscar eut un brusque sursaut : guidé par deux servantes, un jeune maure entrait, les yeux bandés...
Elle voulut reculer, se dégager mais la sultane se pencha aussitôt contre sa tempe:

- « N’aie pas peur, ne crains rien, cet homme ne te fera aucun mal...C’est un eunuque, il fait partie du harem royal...il ne parle pas ta langue, il ne saura jamais qui tu es. Il n’est là que pour te donner du plaisir, encore plus de plaisir...Calme-toi. »

Elle aurait du lutter bien sûr. Refuser. Fuir cet antre des turpitudes. A la place, sa conscience s’engourdit un peu plus sous le flot des paroles sensuelles, dominée par les sursauts de son corps immédiatement repris sous la coupe des caresses de ces femmes, par cet homme aveugle, comme...lui…

Oscar se rejeta violemment en arrière quand une bouche virile cette fois se posa sur son ventre, descendit le long de sa fleur intime épanouie qui ne demandait qu’à libérer son nectar. Les images érotiques d’André la dévastèrent quand elle fut embrassée là où elle n’avait été que caressée, elle protesta de bonheur sous cette bouche qui la fouilla délicatement pour chercher et capter ce joyau dont parlait Nedjma Nour, ce trésor qui l’a rendait unique, femme...
Un cri accueillit ce nouveau plaisir, inconnu, qui l’enivra jusqu’à lui faire perdre la tête aux contacts de ces lèvres refermées sur ce tout petit bout de chair ; qui fut aspiré avec toujours plus d’appétit à chaque succion...

D’un geste Nedjma Nour congédia ses gens, sourit en se penchant sur ce corps superbe encore agité par les dernières vagues de l’orgasme. Elle le prit entre ses bras, ne put s’empêcher de flatter les cuisses magnifiques pour arracher les tous derniers soupirs de satisfaction, puis couvrit la peau humide de sueur du voile de sa tunique de mousseline.


- « Tu vois Hafsa-Nadra... tu es faites pour l’amour, je te l’avais dit. Tu es faite pour connaître les joies que le corps exprime, car ce plaisir est sacré…mais prends garde : accorde la fleur de ton secret à qui en est digne. Choisis ta route, tu as ce privilège que les femmes de mon peuple n’ont pas, que moi je n’ai jamais eu...Offre ton corps, mais que ton coeur reste libre et...Colonel ? »


Son rire de gorge roucoula lorsqu’elle s’aperçut que sa belle lionne s’était endormie...





 
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