6P Designs.Adapted by Rozam

   
 
  "comme un frère..." II
 


   « Comme un frère… »
 
 
 
 


Ce n’était pas souvent mais elle se sentit heureuse.
Et que cela durât plusieurs minutes augmenta encore sa joie.
 
Tout s’écroulait, et c’était grâce à elle. Hurlements, bris de chaises et de tables, vitres fracassées tout comme les gueules: tout cela était son œuvre ! Une ivresse que nul alcool ne pourrait jamais lui procurer.
La bagarre était née d’un prétexte qu’elle avait déjà complètement oublié ; ce n’était jamais le plus important de toute façon : vaincre, combattre, se battre jusqu’aux limites du supportable étaient ses seuls compagnes, ses fidèles, bien plus que celui s’agitant à ses côtés

« Répète un peu, toi, vas-y !! Venez donc !!! Venez tous !!! André mais foutrerie, je t’ai demandé quelque chose, va-t-en !!! »

A l’image de la dislocation générale son discours l’était tout autant : la première invective pour un inconnu, la deuxième pour son frère. Sur le même ton.
Oscar n’y décela aucune étrangeté, mais ce fut surtout parce qu’elle n’en avait pas le temps.
Elle rayonnait.
En sang, le vêtement déchiré elle se sentait si intimement à sa place et dans son rôle parmi toute cette pagaille qu’une notion si stupide que celle-ci n’avait pas prise sur son esprit. Parler ainsi à André était normal, vital parfois, sans vraiment savoir en quoi. Ses poings parlaient, ce discours seul lui convenait.
Elle rayonnait, et c’était sans partage. Elle, c’était le monde qu’elle voulait casser et cet autre l’en privait de plus en plus souvent, croyant peut-être qu’elle ne le remarquerait pas. Se battre, nom de Dieu !
Se battre, et mieux que lui, mieux que tous.
Le chaos frisait la perfection tandis qu’un regain de férocité la fit frémir : elle ne leur céderait rien, jamais, se prit à rire en contemplant ces maroufles tout autour. Quel triomphe ! La taverne vacillait à l’écoute de son rire d’ogre, elle savourait bien d’autres choses que la fadeur tiède de son sang s’écoulant dans sa bouche ; elle, c’était de gloire dont elle se gorgeait. A moins que ce ne fût de…


Tout s’arrêta.
Un tissu noir se jeta sur elle, la mordit.
Mais non…une douleur…
Plus rien.

Totalement sonnée mais pas évanouie Oscar crut un instant être en transes et se soulever du sol, la figure épouvantablement enserrée dans un étau de métal et de bruits flous.
Ce fut rapide, pénible, quelques bribes de sensation surnageant à peine et puis le froid, au point qu’elle se crut morte.
Peut-on se sentir mourir tout de même…
Il fallait comprendre.

C’était la source de sa vie cela, comprendre ; tout était rationnel en ce bas-monde, tangible, le fracas des guerres le prouvait assez et son âme de soldat s’en repaissait chaque jour. Le danger était réel. La bravoure, concrète. Et pourtant elle surnageait à présent entre deux eaux et la certitude, justement, que rien ne la raccrochait plus à cette si salutaire réalité.
Et puis ce froid…
Elle protesta, s’entendit crier quand ce ne fut qu’un murmure, contrariée de percevoir comme une vie alentour sans plus pouvoir y participer.
Se battre, foutre…
Qui était-il ce froid, cet éclat incertain s’immisçant sous ses paupières ! Un incendie ? Ce n’était que la lune, elle ne le sut jamais.
Le froid de Paris l’enserrait puis tout autre chose, plus indistinct encore que la nuit et ses humeurs chagrines. Quelque chose de puissant et dangereux, car tout sauf rationnel.
Se sentir vaincue…oh par Dieu jamais, jamais.
 
Mais que s’était-il donc passé, que se passait-il en ce moment ? Arrachée de la réalité, par qui, et pourquoi…


Toutes les questions pouvaient y passer, aucune réponse n’émergerait sous ce froid paralysant, ce mal atroce vrillant ses côtes et sa face, le bruit sournois tout contre son oreille. C’était beaucoup. Elle cria, gémit, toute diluée, tenta de se concentrer sur le son barbare, une voix…des sons.
Une voix grave. Des mots sans suite, était-ce des mots d’ailleurs ? Des phrases tièdes, jetées sur sa joue douloureuse comme des cailloux. Tiède comme son sang, comme cette nouvelle sensation, quelque part sur son visage…
Sur sa bouche.
 
 

Le froid des rues, peut-être… Des mots aigus barraient son front, des…des jurons, la taverne s’était disloquée pour l’ensevelir et quelque soudard la narguait. Alors, sur sa bouche…
Mais le froid de nouveau.


Et la souffrance, bien plus empoignante ; de soudard son ennemi était oiseau de proie, soupirail, il la happait de tiraillements cruels dans quelque bas-fond. Son cœur se fit sourd et bien trop immense, il battait une retraite qu’elle n’avait jamais désirée.


Où était-elle, nom de Dieu…
Pas de crainte du blasphème, l’enfer Oscar le vivait trop fort pour croire en sa durée éternelle. L’Au-delà…quel petit confort que tout ceci ! Se retrouver absoute pour le restant de sa mort ne lui convenait guère, oui l’enfer c’était ici qu’elle le vivait, enfermée sans ce corps…elle, un homme.
Mais bon sang, toute cette souffrance…
Pas spirituelle, celle de maintenant, de cette seconde.
Elle regimba, on venait de la lancer sur une pluie de clous, d’épines, cela s’enfonça de partout et c’était moelleux. Au point qu’elle en eut mal au cœur, peut-être se noyait elle abandonnée comme un chien dans un lit de rivière, sans savoir être tombée dans le sien ; par qui bon sang…par qui…
 

- Ven...nez donc...bande de...d...
 
 

Se battre, encore.
Oscar hésita très peu, se laissa perdre encore, céda du terrain à la bienfaisante inconscience.
Mais pourquoi se voyait-elle, alors, oui, se voir presque plus intensément qu’en ouvrant les yeux grand, il faisait noir et les sensations y projetaient des lumières crues sur cette toile incertaine qu’étaient devenues ses paupières.
Et elle avait mal.
Donc elle ne pouvait être morte.
Alors sa bouche était malade, l’impression de tout à l’heure était peut-être celle d’une faucheuse de passage, elle en avait sentie le frôlement sur ses lèvres blessées. Elle aurait dû se débattre. L’avait-elle fait ? Se souvenir, par tous les diables…
Elle avait mal, juste à cet instant, voilà tout ; la Mort n’avait que faire de sa petite personne encore pour un moment.
Ou non, il aurait mieux valu qu’elle y passât une bonne fois pour toute tant cette horrible tension broyait ses membres. Aucune parcelle de peau ne paraissait épargnée. Et on appuyait, on insistait…


Son frère.
C’était lui, ce stupide frère de combat, évidemment ! Il l’accompagnait même dans ce désastre, même pas tranquille dans cette rivière noire et froide qu’elle devait encore le subir ! Que faisait-il, qu’attendait-il d’elle à la fin ! Qu’elle reconnaisse avoir besoin de lui, mais jamais ! Elle avait mal, et ce devait être sans lui ; peut-être parce qu’elle se savait faible, incapable de se décider à revenir vers le monde conscient. Elle était si bien, dans tout ce mal ! Comme lorsqu’elle lançait ses poings vengeurs, sa hargne à tous vents, son rire de sang voilà qui ce la rendait vivante.
La douleur était devenue son besoin.

Et lui, lui toujours, à la soigner, la protéger foutre dieu ! Ce frère de procuration, qu’espérait-il ! Si seulement elle avait un peu plus de force, tout de suite, elle lui dirait. Durement, bien en face. Qu’il la laisse ainsi, qu’il s’en aille.

Qu’il s’en aille…Ses pensées molles évoquèrent un André lointain, sous d’autres horizons, loin, vraiment loin d’elle. Quand elle redeviendrait vivante il fallait qu’elle lui dise. Il ne fallait plus qu’il s’interpose entre elle et la douleur, à s’occuper de plaies dont elle n’avait que faire. La soignait-il ? Bon sang, se reprendre…
Son visage n’était plus qu’une large blessure.
Elle gémit une protestation en guise de malédiction, cela continua sur son épaule, son cou, peu importait, elle arracherait elle-même ces mains qui la broyaient et retournaient ainsi sa souffrance en tous sens. Elle ne demandait rien. Qu’il s’en aille alors, qu’il…


Ce fut horrible, un basculement.
Tout changea et se démultiplia, la douleur irradia exactement chaque terminaison nerveuse d’une précision diabolique.
Douleur ?

Quel autre mot, il ne pouvait en exister d’autre ! Douleur, douleur…ici, à cet endroit, comment l’appeler autrement, comment…mon dieu…
Elle devait revenir, vite ; reconquérir ses esprits. Revenir en vie…par tous les dieux !

Perdue, Oscar s’agita, raide, atrocement faible et consciente d’un étau brusque et doux posé…posé où grand dieu, où ! Ici, à l’endroit des secrets, où son cœur de soldat se cachait si lâchement. Où le monde des hommes se différenciait d’elle. L’endroit de ses colères, de sa rage à combattre et ses refus d’elle-même, l’endroit qu’elle négligeait admettre essentiel.

Sa plus grande cicatrice, qu’on martyrisait ! Etreinte, pressée, touchée…elle n’osa dire caressée, elle qui sur une nouvelle protestation ouvrit un peu plus ses jambes et l’offrit, cette entaille intime et détestable. Touchée, caressée…et étreinte, si fortement ! En un rythme obsédant.
La douleur, l’autre, la fuyait. Remplacée par celle-ci bien plus insupportable, acharnée à l’affaiblir, comment était-ce possible…
Il fallait qu’elle redevienne vivante, maintenant. Avant de perdre sa voix, de perdre tout court, de trahir cette première douleur à laquelle elle tenait tant. La vraie souffrance ! Et pas celle-ci, ravageant ses cuisses. Qui montait dans le ventre, tournait, vivait à son insu, qui rendait tangible des besoins inutiles et des envies.
Avoir besoin de quelque chose, de quelqu’un…mais jamais, il ne fallait pas s’engager dans ce chemin, Oscar l’avait toujours su. Depuis qu’elle était un homme là était sa survie.


Elle se cassa les mains contre le tissu de son couvre-lit, le reconnut confusément, l’empoigna.
Résister à la « douleur », la nouvelle, la douce et brûlante, la rejeter ou mieux encore la nier ; empêcher s’imaginer prise par des pulsions, des…oui, des vibrations physiques, tout ce qui ne lui ressemblait pas, elle devait être morte après tout, c’est…
Cela la déchirait, on la fracturait, elle est son secret ! On la touchait, ici…caressée, vaincue…
 
Jamais.
En un ultime sursaut elle se rebella, s’ouvrit au monde, à nouveau elle-même.
Brumeuse, furieuse et chaude d’une lave jugée abjecte, et la chemise déchirée.

Et puis son frère.
Tout contre elle ; c’était lui, …empoignée et étreinte, par lui…
Ouverte, de jambes et de regard, ouverte…pour lui.

- Oscar, non…Je vais…
 


Quand il parla, elle sut qu’il avait été contre sa peau, un moment, tout contre son visage.
Un long moment. Elle ne comprit pas un traître mot à ce qu’il bredouillait, regarda ses yeux perdus posés sur l’étreinte. Elle bouillait, et eut froid.
Peut-être parce qu’il se releva très brusquement, et sûrement parce qu’il y avait autant d’ombres dans cette pièce que dans son esprit.
 


Elle ne bougea pas, elle en était bien incapable. Il lui fallait du temps, le temps que l’autre douleur la reconquiert et efface toute trace. Serait-ce long ? Un vide affreux succédait, une solitude pour dire vrai qu’Oscar trouva réconfortante car totalement familière.
Mais il venait de se passer quelque chose. Il en restait des traces, là…qui ne se voyaient pas, c’en était insupportable.
Malgré la pénombre relative elle ne put ignorer l’état ravagé du mâle visage. La bagarre, leur lutte…puis le coup, porté par…


D’une lenteur un peu effrayante elle se dressa. Jeta un œil absent à sa chemise, aux traces de sang sur ses bandages intacts et s’échoua sur ses jambes, les crispa stupidement. Ouvertes, elles avaient été…

- Je…vais t’expliquer : ce n’était pas…

Ce n’était pas quoi, bordel de dieu. Ce n’était pas quoi !
Il parlait, les sensations se classaient, maîtrisées, pourtant elle se regardait elle-même de manière bête, sans comprendre hormis une rancœur très sourde, et lente, qui montait par vagues. Et qui n’effaçait rien, vraiment rien du tout. Avoir besoin de quelque chose ou quelqu’un…plutôt mourir.

-Quelle heure est-il…
 

André eut comme un haut-le-corps à cette question absurde, en devina pourtant le danger. Les mots, vides, n’exprimaient rien d’autre que « depuis quand suis-je sans défense ».

- Comment le saurais-je.

Banalité pour banalité.
Oscar mit un temps supplémentaire à comprendre cette sorte de dureté nette, si peu fraternelle. Son frère…foutrerie, comme tout le reste ! Que lui prenait-il. Elle demandait, il répondait. Cela avait toujours fonctionné de cette façon.

- Que s’est-il passé !
- La taverne, tu ne te souviens pas ? Tes bravades, ton entêtement…comme à ton habitude en somme.
- Je ne parlais pas de ça.

Evidemment. Ils se parlaient sans s’entendre. L’esprit brouillé il sembla à Oscar que ce dialogue de sourds ils l’avaient déjà eu. Depuis quand…Elle se regardait, fixait ses culottes d’homme pourtant identiques à cet autre, ce frère, identiques…

- Que…
- Il ne s’est rien passé. Tu étais blessée, voilà tout. Je t’ai ramenée comme je le fais à chaque fois.
- Rien ?

Elle se leva tout à fait, s’assit plutôt. Ses jambes lui faisaient mal, elle n’osa penser à l’intérieur car nier redevenait vital. Le seul besoin qu’elle voudrait jamais.

- Rien ! Alors il ne se passe rien. Il ne se passe rien quand tu me frappes, quand tu prétends me soigner. Regarde-moi !
 

Il ne la quittait pas des yeux ; Oscar fut persuadée y surprendre une moquerie. Elle toucha sa lèvre fendue en grimaçant, satisfaite à sentir la rancœur la conquérir de plus en plus.
Cela faisait du bien d’avoir mal, cela faisait oublier. Cela donnait une contenance de nier la brûlure des culottes d’homme, qui ne s’effaçait pas.

- Parle ! Qu’as-tu à dire pour ta défense.
- Pardon ? Je suis coupable ? De quoi…
- Mmmm…mais de…mais de CA !

Cette fois elle se leva, faillit retomber et se maintint toute drapée d’outrage, s’accrocha à la colonne à sa portée pour le toiser.
Rouge, toute rouge, de colère, de sang...elle le trouva subitement détestable, cet autre frère, sournois. Etait-ce les ombres ou bien ricanait-il ? Bien sûr qu’il était coupable.

- De CA ! reprit-elle, bouche confuse et pâteuse, de…de cette chose que tu faisais, …ici.
- Où donc ?
- Arrête ! Arrête André, arrête de sourire !
- Je ne souris pas.
- Et cesse de répondre !

L’absurdité du moment les enveloppa tous deux. Le silence n’eut pas de peine à durer : ils se regardaient sans plus se voir ni se reconnaître. Ça n’avait pas de sens. On ne peut pas changer en une nuit de bataille.

- Je t’ai soignée, voilà tout…finit-il par dire sourdement.

La voix au moins était la même. Oscar s’agaça. Elle avait été absente un moment et il s’était passé quelque chose. Et ce n’était pas voilà tout, ce n’était pas rien du tout.

- …je t’ai soignée comme mon frère, comme je le fais toujours…et puis tu étais inconsciente. Tu ne pouvais rien sentir. Ou alors…tu as ressenti quelque chose, Oscar.
- Non, bien sûr que non.
 

Trop vite, la réponse avait fusé et le piège venait de se refermer sur elle. Clac…
 
 

André la scrutait, ses yeux clairs devenus un peu trop brillants, ou bien un peu trop sombres parmi la flaque oubliée de cette chambre où le temps s’écoulait, goutte à goutte. « Sentir », « ressentir »… elle n’avait pas réfléchi. Si elle le condamnait, c’était que oui, oui elle avait ressenti quelque chose. Il venait de la prendre en défaut, et pourtant LUI seul était coupable ! Tant de mauvaise foi l’étourdit. Le frère indigne, atroce, il l’avait touchée ! Elle en sentait encore l’empreinte douteuse.
La nuit était immobile et respirait comme une grosse bête tout autour d’eux.
Ils ne se regardaient pas, ils s’observaient.
 


- Il faut que tu t’en ailles, essaya t-elle. S’en aller de cette chambre, de ce pays, que pouvait-on comprendre du filet de voix incertain ? Elle s’en voulut de n’avoir pas su se taire. Elle n’avait jamais su.
- Tu as ressenti quelque chose Oscar.
- Arrête de dire ça…Et sors d’ici.

La silhouette n’obéissait plus en cette vague menace déjà perçue tout à l’heure ; la vraie bataille était celle-ci, maintenant, montait tel un parfum trop lourd à étrangler les cœurs.


Des choses terribles ne pourraient que se passer durant cette poignée d’heures d’avant l’aube.
Et pour la seule fois de sa vie Oscar en conçut un trouble, ce qu'elle ne savait être encore la véritable peur.




A SUIVRE...



 
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